Le rôle de UKE en Aïkido

16/12/14

SOURCE: INFOAIKIDO

Le rôle de l’UKE en AIKIDO
UKE, celui qui chute dans la pratique d’AIKIDO, par opposition à TORI qui exécute la
technique, joue un rôle essentiel dans la didactique martiale en général et japonaise en
particulier, tout du moins pour ce qui concerne les disciplines qui enseignent les formes de
combat face à face à un adversaire. La cible n’a pas moins de valeur en KYUDO, par exemple,
mais ne remplit pas les mêmes critères. Ce rôle est bien souvent méconnu ou mal compris, pour
ne pas dire déconsidéré, par bon nombre de pratiquants notamment en raison de la fonction
passive qu’on lui attribue injustement. Cet article se propose d’analyser ce rôle, sous tous ses
aspects, et ainsi permettre au shugyo-sha d’y puiser les éléments susceptibles d’orienter son
travail vers une meilleure compréhension de sa ou ses pratiques. Dans un premier temps, nous
tenterons de comprendre et d’analyser les raisons qui pourraient justifier cet apparent manque
d’intérêt. Puis nous aborderons les différents sens attachés à cet aspect de la pratique. Enfin,
nous dégagerons quelques moyens utiles et pratiques pour améliorer notre propre technique à ce
sujet.
L’un des principaux facteurs qui contribue à mésestimer le rôle d’UKE est d’ordre
psychologique, notamment dans les techniques corps à corps, savoir : la peur liée à la chute.
Cette peur trouve vraisemblablement son origine dans l’inconscient attaché à l’évolution de
l’espèce humaine en général et de chaque individu en particulier, lorsqu’il fait ses premiers pas.
Il est communément admis, en effet, que l’espèce humaine est née le jour où un animal s’est
dressé sur ses membres inférieurs pour adopter la position verticale. On peut facilement imaginer
que cette mutation ne s’est pas réalisée sans douleur et il suffit d’observer, à défaut de se
rappeler, les pénibles expériences du bébé lorsqu’il passe de la position couchée à la position
assise, puis à quatre pattes pour finalement parvenir laborieusement, par imitation, à se dresser
sur ses jambes. Combien de chutes, de plaies, de bosses n’ont-elles pas été durement
expérimentées à cette époque de la vie ? Elles restent inévitablement gravées dans notre mémoire
pour ne laisser subsister qu’une peur viscérale de la chute. Dès lors, l’apprentissage de la chute à
un âge où tous les facteurs génétiques liés à l’une des spécificités de notre espèce se sont
définitivement établis, revient à entreprendre le même processus à l’envers, ce que l’inconscient
refuse d’accepter.
Il suffit, pour s’en convaincre, de relever les diverses locutions verbales utilisées dans toutes les
langues pour exprimer cette peur.
Ne parle t’on pas, en effet :
• de la chute d’un empire, d’une monarchie, d’un régime, d’un gouvernement ; de la
chute d’une monnaie, des cours de la bourse ; de la chute de tension, de température,
des cheveux ; d’une chute d’eau, de neige, de pluie ; de la chute du jour,
ne dit-on pas :
• tomber dans les pommes, des nues, de Charybde en Scylla, etc…
• sauter dans l’inconnu,
Qui n’a pas entendu sa mère lui dire : « Fais attention à ne pas tomber, tu vas te faire mal ! », ou
encore : « A force de faire le fou, tu vas finir par tomber ! », sous-entendu « te faire mal ! ».
Il semble donc que la chute soit associée, dans l’inconscient collectif, à la douleur, au déclin,
au manque, à une déchéance, à une perte d’équilibre physique, mental et social.
Il n’est donc pas étonnant, dans ces conditions, que l’homme s’en défie instinctivement. Car il
s’agit bien d’un défi, puisqu’en entreprenant l’apprentissage de la chute, le pratiquant va à la
rencontre de l’une des peurs inscrites dans ses gènes.Parallèlement à ces peurs liées à ce que l’on pourrait appeler l’inconscient de l’espèce, existent
d’autres peurs, plus subjectives, plus personnelles. En effet, il y a un monde entre tomber tout
seul, par maladresse, par faiblesse temporaire, par inadvertance, et se faire chuter (on dit plutôt
se faire projeter).
Ce monde est l’autre et la confiance relative qu’on lui accorde. Car UKE ne se limite pas à
l’UKEMI (communément traduit par chute). Il y a, de fait, une part d’inconnu dans le fait de se
placer dans une situation de complet abandon, physiquement et psychologiquement. En cela, on
peut abonder dans le sens de ceux qui n’accordent à UKE que le seul droit de mourir. Chuter,
c’est effectivement mourir un peu, ou tout du moins avoir la possibilité d’en prendre conscience
et d’en accepter l’éventualité. Malheureusement, la mauvaise compréhension du rôle d’UKE,
alliée à une certaine rigidité physique - que n’améliore pas les conditions de la vie moderne -,
aux hiatus techniques de TORI et sa difficulté à réaliser une technique juste, n’incite pas le
pratiquant à renouveler l’expérience de sa propre mort suffisamment souvent pour y trouver
autre chose qu’un « mauvais moment à passer » !
On ne peut, par ailleurs, passer sous silence le rôle que peut jouer l’ego dans cette situation. En
effet, en AIKIDO, en JUDO, en KARATE-DO, UKE est celui qui « perd », par opposition à
TORI qui le terrasse ou qui, du moins, tente de le faire. En effet, lorsque deux êtres, deux
animaux, deux insectes, sont amenés à combattre, pour quelques raisons que ce soit : la
prédominance du mâle au sein du groupe, la défense de son territoire, de ses petits, de son
honneur -, ils cherchent mutuellement à se faire tomber, à faire perdre l’équilibre à l’autre, et le
combat cesse, tout du moins dans le monde animal, quand l’un des deux tombe à terre. Ce
système de combat prévaut encore actuellement dans le SUMO, par exemple. Dans le cadre d’un
entraînement, bien souvent, la chute peut paraître dévalorisante, pour le pratiquant lui-même
comme pour le spectateur néophyte. Il est certes plus gratifiant de s’entendre dire : « Dis donc,
qu’est ce que tu lui as mis à ton UKE ! » plutôt que : « Tu ne tiens pas debout, mon vieux !
Qu’est-ce qui t’a mis ! ». En fait, la réalité est tout autre, ou devrait être tout autre. En AIKIKEN,
par exemple, c’est UKE qui « domine» puisqu’il conserve le centre à chaque instant,
avant, pendant et après la ou les attaques d’UCHI. Ceci constitue d’ailleurs une spécificité du
travail d’AIKI aux armes, qui n’existe pas dans les autres BUDO avec armes tels que le KENJUTSU
ou le JO-DO, par exemple. Dans les disciplines classiques, UKE est celui qui « perd ».
C’est l’une des raisons pour lesquelles ce rôle est normalement joué par un instructeur, voire par
l’enseignant lui-même. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette notion par la suite car, bien
entendu, le travail sur le tatami ne se résume à gagner ou perdre.
De ce qui précède, on peut donc déduire que la peur viscérale liée à la chute génère un certain
blocage physique, ou pour le moins une réticence, en relation avec notre inconscient collectif et
notre mémoire.
Mais on ne pourrait pas moins considérer que le déséquilibre soit à l’origine de cette peur. De
fait, il est aux lois physiques ce que la peur est aux facteurs psychologiques, c’est à dire la cause
de la chute, qu’elle soit physique, mentale ou sociale.
En effet, nous l’avons vu, l’espèce humaine est née le jour où elle s’est dressée sur ses membres
inférieurs, c’est à dire qu’elle est passée d’une position parfaitement stable, que lui assurait ses
quatre points d’appui, à une position de recherche perpétuelle d’équilibre – ou de constant
déséquilibre - l’obligeant à développer une morphologie qui, aussi parfaite soit-elle, n’en est pas
moins insuffisante pour le garantir sans risque. Le kangourou, par exemple, qui se déplace
également sur ses deux membres inférieurs, dispose d’une queue, c’est à dire du troisième point
d’appui qui lui assure une parfaite stabilité. L’état de perpétuel déséquilibre ou d’équilibre
précaire de l’homme, qui résulte de son choix d’avoir adopté la position verticale, ne l’a peut-être pas seulement rendu instable physiquement mais également psychologiquement. En se
dressant sur ses membres inférieurs, il a de facto généré une situation qui lui fait craindre à tout
instant de tomber.
Quel est le réflexe d’un homme n’ayant pas appris à chuter lorsqu’il tombe ? Il cherche
mécaniquement à mettre ses mains pour amortir sa chute, c’est à dire qu’il utilise instinctivement
ses membres supérieurs. Il ne lui vient pas naturellement à l’idée de rouler.
Il n’est donc pas moins vrai que cet état de perpétuel déséquilibre génère chez l’homme une peur
inconsciente, celle de perdre l’équilibre si chèrement acquis et de tomber.
Mais la question n’est pas de savoir aujourd’hui qui de la poule ou de l’œuf est arrivé le premier,
mais de mesurer à quel point la chute n’est pas inscrite dans les gènes de la nature humaine. De
ce fait, l’homme n’est pas naturellement disposé à en faire l’expérience ou l’apprentissage.
Le deuxième facteur qui contribue à déconsidérer le rôle d’UKE est d’ordre physique et
physiologique.
En effet, qui peut prétendre chuter par ou avec plaisir ? La chute, même « maîtrisée », reste
douloureuse, et ne manque pas de laisser des séquelles irréversibles au corps, dont la fameuse
« touche de piano ». De ce point de vue, le fait d’aborder la chute à un âge où le corps n’est pas
encore musculairement formé, c’est à dire avant 25 ans en moyenne, peut présenter un avantage
certain. Il n’est donc pas étonnant que la propension à chuter diminue proportionnellement à
l’âge. Mais fort heureusement, nous le verrons par la suite, la chute n’est qu’un aspect de la
notion d’UKE, certes le plus éprouvant physiquement.
En revanche et paradoxalement, la chute aide à façonner le corps nécessaire à la réalisation de la
technique suivant les critères biomécaniques propres à l’AIKIDO. On pourrait même dire qu’il
constitue le seul entraînement à sa disposition pour éduquer les muscles, tendons et autres
ligaments indispensables. La préparation des débuts de cours n’y suffit pas, aussi complète soitelle,
tout juste permet-elle d’éviter des raideurs inutiles, un peu comme on s’étire le matin au
réveil pour stimuler le corps.
D’autre part, il est nécessaire de disposer de ses pleines capacités physiques pour espérer réaliser
une chute sans trop de dommages. Des douleurs chroniques, notamment au niveau de la colonne
vertébrale, ou des malformations congénitales peuvent handicaper le pratiquant dans la
réalisation de la technique d’UKEMI proprement dite, et ce indépendamment des facteurs
psychologiques qui y sont immanquablement associés.
De même, les chevilles jouent un rôle fondamental dans la chute puisque le principe de base de
l’UKEMI est de réduire au maximum sa hauteur par rapport au sol avant de « tomber ». En
biomécanique, cette fonction est assurée par les chevilles. La position « assise accroupie » chère
au monde oriental et moyen-oriental, ainsi qu’aux cow-boys devant le feu de camp en rase
campagne, permet de s’assurer que les chevilles possèdent la souplesse nécessaire.
Enfin, la chute est étroitement liée au souffle et il semble difficile de ne pas soutenir que tomber
est plus épuisant que projeter. A plus d’un titre, la chute peut s’apparenter à une course de fond
et parfois, en raison du rythme imposé par TORI, à une course de vitesse. De fait, le cœur et le
système pulmonaire sont grandement sollicités et requièrent une bonne constitution. De surcroît,
beaucoup de pratiquants dissocient la chute et la remise sur pieds en position verticale. Ils
tombent d’abord et se relèvent ensuite. Ils n’utilisent donc pas la dynamique de leur chute pour
se relever, ce qui nécessite plus d’efforts de leur part et contribue à les essouffler davantage.Ainsi, à son corps défendant, si l’on peut dire, l’homme n’est naturellement pas disposé à
tomber. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait quelques réticences à en faire l’apprentissage.
Pourtant, c’est en maîtrisant, autant que faire se peut, sa propre chute, c’est à dire son propre
déséquilibre, qu’il parviendra à reconnaître et contrôler cette peur viscérale et à utiliser la loi de
la gravitation indispensable à la réalisation de la technique martiale.
En effet, comment pourrait-on espérer déséquilibrer un adversaire si l’on n’a pas soi-même
expérimenté les lois de l’équilibre sur son propre corps ? Or, le principe de base des techniques
d’AIKIDO ou de JUDO vise à utiliser la dynamique - l’énergie - d’une attaque pour entraîner
l’adversaire dans son propre déséquilibre. L’on pourrait donc dire que l’apprentissage de la chute
par UKE est à la recherche d’équilibre ce que l’apprentissage de la technique par TORI est à la
recherche du déséquilibre. Ces deux aspects de la pratique semblent donc indissociablement liés,
comme le positif et le négatif, le ying et le yang. Et ce n’est qu’à cette condition qu’AIKI pourra
se manifester.
Il est intéressant de constater, à ce sujet, que par un juste partage des rôles, la moitié du temps
passée à la pratique est consacrée à jouer celui d’UKE et que la moitié – environ et dans des
conditions idéales - de cette part à faire UKEMI.
Or, force est de constater que l’apprentissage du rôle d’UKE se limite bien souvent à la seule
chute, au seul UKEMI, c’est à dire « comment tomber sans se faire mal », et se résume à la chute
avant, arrière et parfois latérale. Ceci équivaut à limiter l’apprentissage de l’écriture à :
« comment tenir son stylo », ou l’apprentissage de la natation à : « comment ne pas boire la
tasse ». Non pas que ce soit inutile, loin s’en faut, c’est même indispensable mais insuffisant
pour écrire ou nager. Les nombreux ouvrages relatifs à l’AIKIDO traitent des chutes de façon
par trop laconique et pour la plupart ignorent totalement le rôle d’UKE.
Aussi, nous nous permettons d’emprunter à Franck Noël, dans son livre : « AIKIDO : fragments
d’un dialogue à deux inconnues » cette approche à la fois diserte et expressive de la chute :
« La chute, en AIKIDO, est tout sauf une déchéance.
Elle revêt une dimension utilitaire, symbolique, magique, héroïque, rythmique et esthétique à la
fois. En tant qu’exploration systématique de tous les modes de contact possibles avec le sol, elle
va prendre des formes diverses : roulades, glissades, rebonds, voire aplatissages…
Le sol, que nous ne pensions qu’à piétiner sans remords ni d’ailleurs sans plaisir, se pose
soudain comme le partenaire de longues conversations, comme l’interlocuteur de négociations
serrées, difficiles, dans lesquelles il faut confronter tous les points de vue, tenir compte des
exigences et faire des concessions. »
Aussi, nous encourageons le pratiquant à chuter aussi longtemps que son corps le lui permet et à
ne jamais interrompre cette douloureuse, mais ô combien instructive, négociation avec l’élément
« terre ».
Mais le concept d’UKE va au-delà de l’apprentissage de la chute qui n’est, pour UKE comme
pour TORI, qu’une part du mouvement, sa fin, son dénouement, son apothéose, comme
l’orgasme l’est au coït. Et chacun s’accorde d’ailleurs à penser qu’il en constitue le meilleur
moment : pour TORI la satisfaction du résultat obtenu, pour UKE celle de s’être relevé et pour
les deux celle de pouvoir recommencer. Mais à ce niveau également, ce moment si exaltant
dépendra de la « mise en place », des « préliminaires » en quelque sorte, et pour UKE de sa
capacité à tenir, car beaucoup reste des « éjaculateurs précoces ».
En AIKIDO, il ne peut en effet y avoir de chute sans attaque et ce rôle revient de fait à UKE.
Hélas, bien souvent, par peur ou par ignorance, l’attaque est rarement ce qu’elle devrait être et lepratiquant se retrouve aussi gauche dans son attaque qu’un enfant sur un terrain de foot quand il
reçoit le ballon qu’il n’a pas demandé : il s’en débarrasse.
En AIKIDO, la saisie est le moyen éducatif mis à la disposition du pratiquant pour lui permettre
d’apprendre et comprendre physiquement, intellectuellement et émotionnellement les principes
qui sous-tendent sa pratique et qui constituent, à proprement parler, l’essence de cet art martial.
Physiquement parce qu’il est tenu ou qu’il tient - selon qu’il est TORI ou UKE -,
intellectuellement parce qu’il doit reconnaître et ordonner, au travers de cette saisie, les lois et
principes à mettre en place pour s’en défaire ou la maintenir, et émotionnellement parce qu’elle
représente, en finalité, une attaque censée l’abattre. C’est à ce niveau que se situe la principale
ambiguïté de la pratique d’AIKIDO. En effet, la saisie n’est pas une attaque en soi, mais un
simulacre d’attaque. Martialement parlant, elle ne saurait, tout au plus, que s’apparenter à une
menace dissuasive, voire une tentative de contrôle, ou n’être que le prélude d’une attaque plus
définitive, telle un atemi, un coup de boule, ou autres.
Cependant, une attaque, quelle qu’elle soit : saisie, coup de poings, de pieds, de bâtons, de
couteaux, flèche, balle, missile, est toujours constituée d’une direction, d’une dynamique – force,
vitesse ou énergie suivant la conception qu’on en a – et d’une distance. Dans la terminologie
martiale, ce concept est appelé MA-AI : l’espace-temps. Qu’on lance un missile ou un coup de
poing, l’objectif à atteindre nécessite la mise en oeuvre de ces trois facteurs. Le résultat, bien
entendu, dépendra des capacités de destruction de l’arme utilisée. Mais, curieusement, plus elle
sera destructrice, plus ses effets seront difficilement contrôlables. Bien souvent, les moyens mis
en œuvre sont disproportionnés par rapport à l’objectif à atteindre. Ce constat s’applique aussi
bien à la dernière guerre en Irak, qui a laissé l’impression « d’un éléphant pour écraser une
souris », qu’à une coupe au sabre ou la saisie d’un poignet.
Il paraît donc indispensable, pour tenter de comprendre le rôle d’UKE à ce niveau, de ne pas
envisager la saisie comme une attaque au sens réel du terme, mais plutôt comme ce que
l’esquisse est au peintre, l’épure à l’architecte, la trame au tisserand. Elle est le schéma, le
linéament, l’ébauche avec lequel l’artisan-pratiquant pourra, à l’aide des outils que l’AIKIDO
met à sa disposition, travailler et donner forme au mouvement, l’améliorer, l’ajuster sans cesse.
Plus l’ébauche sera grossière, plus ardue sera la tâche de TORI pour parvenir au produit fini. A
contrario, plus l’ébauche s’en rapprochera, plus le travail de TORI s’en trouvera facilité,
meilleure et plus rapide sera sa compréhension du mouvement juste et de son exécution. Que
l’on se rassure cependant, la didactique de l’AIKIDO comporte dans son curriculum des attaques
qui tentent de se rapprocher, autant que faire se peut, de la réalité, savoir : shomen, yokomen,
tsuki et les attaques avec armes, pour les plus courants. Mais également à ce niveau, il existe un
monde entre une attaque sur le tatami et une attaque « réelle », c’est à dire une attaque qui
menace réellement notre vie et qui laisse entrevoir sa possible fin. Personne ne souhaite,
d’ailleurs, vivre une telle expérience, à moins d’avoir un tempérament suicidaire.
Il est ridicule, quelque part, de croire le contraire, tant au niveau d’UKE que de TORI. Personne
ne vient dans le dojo pour tuer quiconque, même si la pratique impose d’y croire. N’en déplaise
aux nostalgiques, il n’existe aucune tolérance de perte dans un dojo, comme cela a pu exister
dans les RYU à une époque où il s’agissait d’apprendre le métier des armes. Dans le cas
contraire, son auteur serait traduit devant les tribunaux et inculpé d’homicide volontaire ou
involontaire. Il pourra toujours plaider qu’il pratique les arts martiaux et convaincre les jurés que
cette étude comporte une part de risques !
Pour clore ce chapitre sur l'attaque en AIKIDO, ce qu’elle n’est pas mais ce qu’elle représente,
nous nous permettons une nouvelle fois d’emprunter à Franck Noël une citation de son livre :
« Elle (l’attaque) est un des termes du dialogue par lequel l’AIKIDO engage ses adeptes à
communiquer ; il leur incombe de l’élaborer en même temps qu’ils l’utilisent. Comme dans touterhétorique véritable, les questions sollicitent des réponses, mais ces éléments de réponses
amènent les questions à préciser.
Pertinence des unes et adéquation des autres sortiront renforcées de cet échange. »
Avant d’envisager quelques suggestions utiles et pratiques pour améliorer notre compréhension
du rôle d’UKE, il n’est pas inutile de dégager les quelques idées développées jusqu’à présent :
• De son choix d’avoir adopté la position verticale au cours de son évolution, l’homme
n’est pas prédisposé à faire l’apprentissage de sa propre chute en raison des facteurs
psychophysiologiques qui y sont, consciemment ou inconsciemment, rattachés et
notamment la perte d’équilibre.
• L’apprentissage de la chute permet d’entrer dans des peurs viscérales liées à notre
nature humaine et de former physiologiquement le corps nécessaire à l’exécution des
techniques d’AIKIDO.
• La chute, même « maîtrisée », reste douloureuse et éprouvante.
• UKE ne se limite pas au seul UKEMI. Il est à la recherche d’équilibre ce que
l’apprentissage de la technique par TORI est au déséquilibre.
• La saisie n’est pas une attaque au sens réel. Elle est son ébauche.
• Elle est le moyen éducatif mis à la disposition du pratiquant (UKE et TORI) pour lui
permettre d’apprendre et comprendre physiquement, intellectuellement et
émotionnellement les principes qui sous-tendent sa pratique.
• Dans le cadre du dojo, une attaque n’est pas portée dans le but d’attenter à la vie de
TORI ou de lui nuire, même si la pratique impose d’y croire.
La question reste donc de savoir comment UKE doit se comporter pour remplir son rôle.
Mais peut-être conviendrait-il, dans un premier temps, de préciser quel est ce rôle ?
A plus d’un titre, UKE doit se comporter comme un père avec son enfant. C’est d’ailleurs la
principale raison pour laquelle ce rôle devrait être joué par un avancé, c’est à dire un pratiquant
parvenu à maturité. C’est une situation avérée dans les BUDO classiques qui utilisent des armes.
En effet, on ne manipule pas une arme, même en bois, comme une saisie ou une main.
Dans la plupart des traditions orientales, la vie humaine se déroule par période de 7 ans. Un
dicton japonais recommande d’ailleurs : « Jusqu’à 7 ans, sert ton enfant comme un prince, après
sert-en comme d’un esclave. ».
Ceux qui ont la chance d’avoir éduqué leur(s) enfant(s) comprendront facilement de quoi il
s’agit. Durant le difficile passage de la position assise à la position verticale, l’enfant a besoin de
ses parents. C’est donc leur rôle de l’assister tout au long de cet apprentissage. Dans un premier
temps, ils l’aident à se tenir debout en lui tendant des bras accueillants pour l’inciter à se lever et
le rassurer, prennent garde à réduire ses chutes au maximum ou pour le moins s’assurent qu’il ne
risque pas de se faire mal ou « trop » mal, car ils savent que les chutes et les bosses gardent une
valeur éducative. Puis, quand il parvient fébrilement à se tenir debout, en s’agrippant à eux ou
aux meubles, ils l’aident patiemment à faire ses premiers pas en lui prêtant leurs doigts,
s’harmonisent à son rythme, calquent leurs pas sur les siens, en un mot consacrent le temps
nécessaire au bon déroulement de cette expérience unique dans les meilleures conditions
possibles. Ensuite, quand il s’aventure à abandonner cette protection rassurante en lâchant une
main, puis l’autre, pour se lancer seul sur ses deux jambes de ses pas hésitants et instables, ils
l’accompagnent, prêts à intervenir au moindre déséquilibre, à le soutenir en cas de défaillance et
ne manquent jamais de l’encourager par des paroles réconfortantes. Enfin, il marche. Puis il
court, il saute des marches, une, puis deux. Après viennent les patins à roulettes, le vélo, le footet tant d’autres choses que les parents ne manqueront pas de s’enthousiasmer à lui montrer, et ce
durant sept années.
Mais que sont, au juste, 7 années de la vie d’un AIKIDO-KA ? A ce niveau également subsiste
une certaine ambiguïté. Sept années à raison de deux cours de deux heures par semaine sont une
chose, sept années à raison d’un cours de deux heures par jour une autre chose. Dans le premier
cas, elles représentent environ 1450 heures, dans le second plus de 5000 heures, soit 3 fois plus.
En matière d’aéronautique, par exemple, seul est pris en compte le nombre d’heures de vol pour
déterminer les aptitudes d’un pilote. En AIKIDO, cette imprécision est à l’origine de multiples
méprises sur la qualité, les aptitudes et la valeur des uns et des autres. En général, les pratiquants
mettent plus volontiers en avant leur nombre d’années de pratique et restent discret sur leurs
heures de vol.
Mais peut-on normaliser cette situation ? La meilleure formule consisterait à se calquer sur la
pratique des UCHI-DESHI de O’SENSEI. Lorsque Maître TAMURA est arrivé en France, il
avait environ 12 années d’ancienneté…, mais combien d’heures de pratique ?
La seule raison pour laquelle nous mettons cette ambiguïté en évidence est de permettre au
pratiquant de réaliser que les 7 premières années de la vie d’un aïkido-ka sont à mesurer en
heures plus qu’en années de pratique et ainsi comprendre que la première enfance peut durer
beaucoup plus longtemps pour une grande majorité de pratiquants. Autrement dit, UKE devra
conserver à leur égard les mêmes prédispositions qu’un père pour son enfant. Dans l’échelle de
mesure proposée ci-dessus, la fin de la première période de 7 années pourrait correspondre au
grade de YONDAN, censé sanctionner la fin de l’apprentissage de la technique. Le pratiquant
parvenu à ce stade en a fait le tour - en long, en large et en travers -, il est rompu à toutes ses
spécificités, comme le pianiste possède la technicité des 10 doigts et du pédalier de son piano. Il
est capable de jouer sans difficulté les grandes pièces du répertoire. Il peut désormais commencer
à interpréter la musique, mais il ne possède pas encore SA musique.
Dès lors, à quoi bon tenir dur ou fort, à quoi bon tester quand le partenaire ne sait pas encore
marcher seul ? Que penserions-nous d’un père qui considérerait que son enfant sait marcher à
partir du moment où il se tient debout, qui déciderait donc de ne pas lui offrir ses doigts mais lui
saisirait la main, lui imposerait son rythme, ses enjambées, le réprimandait s’il ne suit pas ? Il est
fort à parier que cet enfant ne devienne un attardé.
En reprenant le parallèle entre le pratiquant d’AIKIDO et l’enfant durant les 7 premières années
de sa vie, on pourrait considérer que la position debout correspond à l’apprentissage de l’UKEMI
et la marche à celui de la technique, aussi bien en tant que TORI qu’UKE puisque, comme nous
l’avons vu, ces deux aspects sont indissociables de la pratique.
Une autre incompréhension du rôle d’UKE réside dans le fait que, dans la plupart des cas, UKE
ne sait pas plus marcher que TORI, ou à peine mieux, voire moins. En revanche et
paradoxalement, du fait qu’il lui appartient d’attaquer, il a loisir de fausser le jeu en n’offrant pas
à TORI la saisie dont il a besoin pour comprendre et réaliser la technique.
On a trop disserté à propos de la « complaisance » d’UKE. Beaucoup, trop nombreux, considère
en effet qu’ils n’ont pas de raisons de chuter si le mouvement exécuté ne les y oblige pas, ne les
y entraîne pas. Ils sont ce qu’on pourrait appeler les absolutistes, les : « Christ, puisque tu es
Christ, descends donc de ta croix ! », ou autrement dit « Puisque tu dois me faire chuter, montremoi
que tu en es capable ! ». Si l’on veut bien considérer, pour les besoins de la démonstration,
que ce comportement soit dicté par des soucis d’ordre pédagogique, il peut sembler utopique
d’attendre de la part d’un pratiquant qui ne sait pas encore marcher seul, ou à peine, qu’il réalise
un mouvement imparable, ou gagne les 100 mètres aux jeux olympiques ! Il n’est pas moins
présomptueux d’exiger que TORI marche quand on se tient à peine debout soi-même. Bien
souvent, cette attitude n’est dictée que par le souci de se ménager car, comme nous l’avons vu, lachute, même « maîtrisée », reste pénible et douloureuse. Aussi, sous prétexte de ne pas être
complaisant avec TORI, on finit par être complaisant envers soi-même. Dans bien des cas,
malheureusement, il s’agit plus d’une manifestation de l’ego que d’une véritable vocation
pédagogique, dans ce sens où contrarier la réalisation de la technique permet de se rassurer sur sa
propre incapacité à la réaliser soi-même. Ils pensent : « Je n’y parviens pas, mais il n’y parvient
pas non plus !… et je ne fais rien qui puisse lui permettre d’y parvenir. ». Ce comportement,
quelque peu stérile, empoisonne littéralement la pratique sur les tatamis. En effet, il s’apparente à
une ingérence du rôle d’UKE sur celui de TORI : c’est exiger de lui qu’il fasse correctement sa
part de travail pour accepter de faire la sienne. Or, il entre dans le rôle et la fonction d’UKE de
faire le premier pas en créant les conditions favorables, en proposant l’ébauche la plus affinée.
En effet, pour aider son enfant à marcher, on ne lui fait pas traverser un champ de mines, on ne
sème pas d’obstacles son parcours, on ne leste pas ses pieds avec des chaussures en plomb. Bien
au contraire, on dégage le terrain, on éloigne les obstacles et on lui enfile des chaussures
adaptées à la marche. Par ailleurs et de surcroît, ils se privent eux-mêmes de la part de pratique
dont leur corps a besoin pour se former : refuser de tomber est une chute définitivement perdue.
N’est-ce pas en forgeant que l’on devient forgeron ? Dès lors, il appartient à UKE de faire
consciencieusement son travail et à TORI le sien, indépendamment mais ensemble. Cette notion
s’appelle : AWASE.
En y regardant de plus près, cette dernière proposition peut paraître foncièrement égoïste. Elle
l’est effectivement. « Connais-toi toi-même et tu connaîtras les autres. » pourrait donc se traduire
en termes de pratique AIKIDO : « Connais la chute et tu connaîtras le mouvement ». Il importe
donc peu pour UKE, quelque part, que TORI parvienne ou non à réaliser la technique juste,
pourvu que son embryon de mouvement lui permette de chuter et d’apprendre à son corps les
lois de l’équilibre et du déséquilibre.
Les pratiquants qui comptent un certain nombre d’années d’expérience savent combien il est
difficile de réaliser une technique sur un débutant qui n’a que quelques heures de pratique. A
contrario, il n’est pas moins difficile et instructif de parvenir à chuter, c’est à dire à faire en sorte
que la technique s’approche au plus près de ce qu’elle devrait être, avec quelqu’un qui ne
possède pas encore toutes les clés lui permettant de la réaliser correctement.
Mais toutes ces digressions ne disent pas ce que doit être une saisie. Tout au plus, les quelques
idées développées ci-dessus ont-elles permis de mieux cerner quel devrait être le rôle d’UKE.
Une saisie doit-elle être dure, molle, puissante, forte, solide, souple, rapide, énergique, passive ?
En fait, la question n’est pas là. Si l’enseignant demande un travail KOTAI, elle sera puissante et
solide. S’il demande JUTAI, elle sera souple et énergique. Dans tous les cas et durant toutes les
tentatives de TORI pour réaliser la technique, UKE doit, autant que faire se peut - à l’impossible
nul n’est « tenu » - et dans les limites de la biomécanique s’entend, maintenir sa saisie et ne pas
contrarier le mouvement, même s’il n’est pas « juste », pour ne lâcher qu’au moment où il est
entraîné dans sa chute et finalement se relever. Si TORI travaille avec ses bras, UKE reproduit
son mouvement avec les siens. S’il pousse, il recule ; s’il tire, il avance, etc… UKE doit, en
quelque sorte, devenir le miroir de TORI, devenir ce que la photo est au négatif : son révélateur.
Idéalement, il doit reproduire le résultat et les effets réels du mouvement de TORI, un peu
comme le sketch des 2 clowns avec le miroir cassé. Ce n’est qu’ainsi que TORI parviendra à voir
et comprendre ce qu’il fait et qu’UKE développera la souplesse du corps et de l’esprit
indispensable à la compréhension des principes de l’AIKIDO.
Ces quelques suggestions n’ont pas la prétention d’épuiser le sujet, ni d’apporter de solutions
miracles. Le rôle d’UKE s’expérimente et s’affine sur le tatami avant tout. Notre souhait est
qu’elles apportent une contribution, un éclairage à cet autre aspect de la pratique, trop souvent
déconsidéré. Cet article est une tentative d’engager les pratiquants à communiquer et élaborer
ensemble ce dialogue à deux inconnus : FAIRE DE DEUX : UN.
Pour y parvenir, il est indispensable de connaître et posséder le rôle de chacun d’eux.Pour conclure, nous rappellerons qu’UKE dérive du verbe UKERU qui signifie : RECEVOIR.
Mais pour recevoir, il faut donner. UKE, par sa saisie, son attaque, doit faire le don de son
énergie, son corps, sa compréhension, sa disponibilité, son expérience (aussi infime soit-elle), sa
sensibilité et met symboliquement sa vie entre les mains de TORI pour lui permettre de réaliser
AIKI, l’UNITÉ. Mais le pratiquant ne pourra espérer atteindre le TAO que s’il accepte
d’explorer ces 2 éléments indissociables de la pratique : TORI et UKE, qui composent et
constituent la technique de l’AIKIDO.
Daniel Leclerc

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