« I KNOW KUNG-FU … » : THE MATRIX ET L’INSTANT DANS LES ARTS MARTIAUX

8/9/14

SOURCE : THEORIA.FR

Auteur Jean Charles Ray 

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Comment penser le rapport entre la perception de l’instant spécifique à notre situation technologique et la pratique millénaire des arts martiaux ?

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The Matrix : entre arts martiaux traditionnels et technologie futuriste

Remettons-nous en situation. Neo, le personnage principal du film, vient de quitter la Matrice virtuelle qu’il habitait pour rejoindre le monde réel en 2199. Un autre personnage, Tank, l’installe dans un fauteuil, le relie à un ordinateur et lui explique qu’il va commencer son entraînement au combat. Tank télécharge alors le programme de Jujitsu dans la mémoire de Neo qui, en quatre secondes de temps de film, maitrise cet art martial. Après être passé par tous les programmes d’entraînement – outre le Jujitsu japonais sont cités la Savate française, le Kempo, japonais lui aussi, le Tae Kwon Do coréen et la Boxe de l’Homme Ivre (ou Zui Quan) chinoise – Neo, s’apercevant que son mentor Morpheus est à ses côtés, lui déclare : « I know Kung-fu… ». S’ensuit une scène de duel où le maître met les talents de son élève à l’épreuve.

Tout comme Neo en 2199, le grand public se familiarise en 1999 avec les règles d’un nouveau monde virtuel

Il est bien évident que ce qui se trouve immédiatement derrière ce passage est la question de l’accès à l’information – rappelons que les personnages sont avant tout des hackers et que les arts martiaux n’ont cessé d’être des techniques secrètes qu’au XXe siècle – et, conséquence directe, le fantasme d’une maîtrise immédiate du savoir d’après le modèle d’un enregistrement sur disque dur. Questions en lien direct avec le moment de réalisation du film, contemporain de l’avènement généralisé de l’informatique. Tout comme Neo qui, en 2199, doit apprendre les règles du monde virtuel qu’est la Matrice, le grand public se familiarise en 1999 avec des ordinateurs qui se répandent parmi les foyers et un réseau internet qui, quoique balbutiant, commence à prendre de l’ampleur. Ajoutons pour l’anecdote que, depuis 2011, les expériences menées en collaboration à l’université de Boston et aux ATR Computational Neuroscience Laboratories de Kyoto sur l’apprentissage instantané par résonance magnétique appliquée au cerveau rendent cette scène d’autant plus pertinente que ce « téléchargement du savoir » devient envisageable à long terme.
kungfu

Il faut néanmoins insister sur le paradoxe au fondement de ce passage. Les frères Wachowski rapprochent ici l’instantané de l’ère informatique d’un apprentissage réputé sans fin. Comment donc penser le rapport entre cette perception de l’instant spécifique à notre situation technologique et la pratique millénaire des arts martiaux ?

 

Un apprentissage paradoxal

Le cheminement prime ici sur l’acquisition d’une efficacité rapide

Revenons avant tout sur les termes. En chinois, le Kung-fu est d’abord la pratique qui prend du temps, Kung signifiant « le but à atteindre » et Fu à la fois « l’homme » et « le temps »5. Il s’agit d’un accomplissement de soi passant par un long apprentissage. De même, depuis la fin du XIXe siècle les arts-martiaux japonais sont passés du Jutsu (Par exemple, Jujitsu, « technique de la souplesse », Bujutsu, « technique de la guerre », Kenjutsu, « technique de sabre » ou Bôjutsu, « technique du bâton long »), « la technique » au Do (Par exemple Karaté-do, « voie de la main ouverte », Judo, « voie de la souplesse », Kendo, « voie du sabre » ou Aikido, « voie de l’harmonie de l’énergie »), « la voie », manière de conserver le Bushido, la « voie du guerrier », après la disparition de la caste des samouraïs. Ce qui est donc premier dans l’art martial selon cette optique est, davantage que l’application immédiate, le fait de se consacrer à une pratique, d’y accorder son temps et son attention, et d’en rechercher la plus grande perfection. Il est assez commun de souligner que le Kung-fu comme le Do se pratique aussi bien au quotidien que dans le Dojo ou le Kwoon (la salle d’entrainement au Japon et en Chine), que cette forme de pratique s’applique non seulement au combat mais également à toutes les autres activités, telles que la calligraphie, l’estampe ou encore les arts de la table. Le cheminement prime ici sur l’acquisition d’une efficacité rapide. L’affirmation de Neo « I know Kung-fu », dans la mesure où elle résume les arts martiaux par un terme qui renvoie à la pratique longue, est donc profondément paradoxale. Morpheus le relève d’ailleurs en demandant laconiquement à Neo de lui en donner la preuve lors d’un affrontement : « Show me ».

Le contenu assimilé instantanément par Neo ne concerne donc que les techniques martiales. On peut voir sur l’écran de l’ordinateur chargeant le programme des représentations en trois dimensions des formes fixes conservées dans les manuels d’arts martiaux et transmises dans les katas (en japonais « la forme », « le moule », « la manière ») et dans les taos (en chinois « le cheminement »), enchainements codifiés répétés par les débutants comme par les maîtres.


Lors de la première partie du duel, celle où Neo est dominé par Morpheus, ce dernier constate d’ailleurs  : « Your weakness is not your technique. » Mais quelle est alors la faiblesse de l’accès instantané à ce savoir ? Il s’agit de l’épreuve, des échecs que l’élève doit surmonter lors de son apprentissage. Pour reprendre une autre formule connue du film, prononcée par Cypher lorsque Neo doit réussir à passer d’immeuble en immeuble d’un seul saut : « Everybody falls the first time. » Cette évolution est exprimée par la chorégraphie du duel. Alors qu’au début les deux combattants incarnent chacun des styles opposés, flamboyance et agressivité pour Neo, calme et confiance pour Morpheus, l’élève rejoint progressivement son maître et atteint l’efficacité du geste, c’est-à-dire le maximum d’effet produit par le minimum d’effort. Cependant cette efficacité, si elle est recherchée, ne résume pas pour autant la portée de l’apprentissage.

La Voie : détour nécessaire vers l’immédiateté

« Je commence enfin à comprendre ce qu’est le blocage au visage »Gichin Funakoshi, fondateur du Karaté, à 80 ans

Bien plus que le temps indispensable pour inscrire les gestes dans l’esprit (temps effectivement réductible par le moyen de ce téléchargement instantané du savoir) et le corps du pratiquant, l’apprentissage long poursuit un but tout autre. En laissant de côté les considérations plus spirituelles qui n’ont pas leur place dans ce développement, la pratique du Kung-fu (pour reprendre la synthèse de Neo) recherche avant tout une prise de conscience. Il s’agit de s’apercevoir que sa façon d’accomplir le geste est limitée pour la repenser en changeant d’approche. Il est ainsi remarquable que, lors du duel, l’instant de transition entre la domination de Morpheus et celle de Neo passe par la respiration. Afin qu’il prenne conscience qu’il est dans un monde virtuel où ni la puissance des muscles ni la vivacité du corps ne comptent, Morpheus demande à son élève : « You think that’s air you’re breathing? » Or, dans la pratique martiale, le Ki(ou Chi en chinois), l’énergie du combattant, est associé au souffle. Si l’on suit ce parallèle, la rapidité surnaturelle déployée par Neo illustre de manière hyperbolique le résultat de cette prise de conscience atteinte à travers les arts martiaux traditionnels : le geste immédiat, spontané.

Tout comme Neo doit s’éveiller au monde virtuel, le pratiquant d’arts martiaux doit s’éveiller à la spontanéité. Quittant la médiation de l’esprit (la réflexion sur le geste à accomplir) comme du corps (l’illusion que la contraction musculaire apporte l’efficacité), il est censé toucher à ce que l’écrivain Yukio Mishima décrit dans sa nouvelle Ken : la sensation que la défense devient une réaction naturelle à l’attaque et que l’attaque s’engouffre dans l’ouverture de la garde comme l’eau s’écoule irrésistiblement dans la faille d’un barrage. De manière similaire, on dit d’Hokusai qu’après soixante-dix ans de dessin il considérait pouvoir enfin commencer à saisir le vol d’un oiseau d’un trait de pinceau. Il s’agit donc, à travers le lent apprentissage, de conquérir l’instant existentiel ou humain, un être au monde entièrement tourné vers le présent, aussi bien du point de vue de la perception que de l’action, sans contamination du passé ou de l’avenir.

 

Cultiver l’instant

The Matrix se fait donc porteur de ce paradoxe : l’instantanéité médiatise notre être au monde (au sens où un élément vient se placer entre le monde et nous) tandis que la durée le rend immédiat (dans les deux sens du terme). À une époque où notre temporalité est redéfinie par l’instantané technologique et informationnel, ce film, comme les arts martiaux, nous rappelle que saisir l’instant nécessite un apprentissage. Cette idée est présente non seulement dans la scène sur laquelle nous nous sommes appuyés mais aussi dans le principe même de sortie de la Matrice : afin d’avoir accès directement au réel, débarrassé de l’illusion virtuelle qu’est la Matrice, les personnages doivent refuser ce qui leur est immédiatement donné et passer par le média de l’informatique. Au terme du film, Neo est finalement capable de voir la Matrice telle qu’elle est : une série de lignes de code.



Ce texte a d’abord été publié dans le recueil Instants, éditions Rouages, Master Edition Paris-Sorbonne, 2013


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