Le rituel du bain au Japon

12/2/18


SOURCE CAIRN INFO

parJoëlle Nouhet

Au Japon, l’organisation familiale traditionnelle, centrée sur la maisonnée (), composée de plusieurs générations qui cohabitent, s’est transformée considérablement depuis la Deuxième Guerre mondiale. La prééminence absolue du chef de famille et la subordination presque totale de l’épouse sont quasiment révolues alors que la nucléarisation des familles s’est généralisée, surtout dans les centres urbains.
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La famille reste cependant, partout, le groupe premier d’appartenance. Elle apparaît pour ses membres un « dedans » chaleureux face au « dehors » toujours vaguement menaçant constitué par la société et ses multiples institutions. Au sein du groupe familial, l’identité des hommes est très conditionnée par leur profession et leur appartenance à l’entreprise, dont le modèle tend à reproduire la sécurité et la permanence du foyer, tandis que celle des femmes est apportée par le statut d’épouse et la maternité. La dépendance prolongée des enfants à la mère (amae) est d’ailleurs cultivée tandis qu’il est demandé à cette dernière un comportement sans faille, à la mesure de l’idéalisation dont on la pare : un modèle d’amour inconditionnel et de compassion.

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Le rituel du bain illustre tout particulièrement cette dimension de totalité conférée au groupe familial ainsi que la place tenue par la figure maternelle au sein de cette entité. Pris souvent dans les familles juste avant le coucher, le bain est plus qu’un rituel de transition entre le jour et la nuit, il est davantage qu’un rituel de purification des pollutions extérieures, il est le rituel par lequel se confirme l’intimité commune du groupe familial et la relation fusionnelle à la mère qui en constitue le cœur. Au-delà, il est aussi un lieu privilégié où l’identité individuelle, intégrée au sein du groupe familial, se confond avec l’identité conférée par le sentiment d’appartenance à un groupe plus large encore, celui qu’offre la culture japonaise, passée et présente.

Comment se baigner ?

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Qui n’apprécierait les délices du bain nippon ? Celui qui le trouverait trop chaud?[1][1] Les Japonais ont l’habitude de se baigner dans de l’eau..., celui qui voudrait se laver dedans ou celui qui, pressé ou anxieux, ne connaîtrait que les douches verticales, craignant de s’allonger dans l’eau ou inquiet de sombrer dans une régression qu’il craindrait fatale. Privé ou public, le bain au Japon demande un minimum d’initiation. Les Japonais le pratiquent depuis toujours à leur façon, entre sensualité, sociabilité et méditation.

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Pour des Japonais, prendre un bain rapide est suspect. On peut alors s’entendre dire ironiquement que l’on se baigne comme un corbeau – karasu gyiôzui : ablutions de corbeau. C’est bien connu, au Japon, on a coutume de se laver avant et après le bain, jamais pendant. On se lave à l’extérieur du bain, jamais dedans. Que l’on aille au onsen, une source thermale, au sento, le bain public, ou que l’on se baigne chez soi, on prend son temps, on se savonne et l’on se rince à plusieurs reprises puis l’on se baigne. Amateur de sensations épidermiques, on se frotte avec pierres ponces, éponges métalliques ou autres accessoires de grattage, du haut en bas, inlassablement. On répète les mouvements, les pressions, les frictions, de la tête aux orteils, infiniment. On s’asperge hors du bain et on se délasse dedans, seul ou ensemble, femmes et enfants, hommes et enfants, puis on se lave, femmes d’un côté, hommes de l’autre. On continue à se baigner et se frotter le dos, puis se rebaigner et se baigner encore, longuement. Dans certains bains publics (sento) ou auberges, on trouve parfois un « mode d’emploi » rédigé à l’attention des étrangers. Entre autres informations, on peut lire : « Le bain japonais est différent de celui des autres pays principalement en ceci : Vous prenez un bain chaud non seulement pour vous laver mais pour vous détendre confortablement dans l’eau chaude. Vous ne vous lavez pas dans le bain, mais vous vous lavez et vous savonnez à l’extérieur du bain. L’eau chaude du bain est utilisée par plus d’une personne. L’eau du bain n’est pas renouvelée pour chacun. » En effet, on se met dans le même bain?[2][2] Notons les connotations négatives des expressions françaises... que les autres, on partage son bain quotidien, sa chaleur, sa sensualité, et les représentations liées à la purification. Si l’on se lave avant, c’est que le bain est avant tout un espace de détente où se délester de la pesanteur ordinaire, un espace de confort et de régénération. On dissout ses soucis dans l’eau, on les « laisse couler?[3][3] Cf. l’expression Mizu ni nagasu, s’en débarrasser dans... », on se lave de la vie, inochi no sentaku ou kokoro no sentaku (littéralement : lavage de la vie, ou lavage du cœur), dit-on en japonais. On fait sortir les miasmes de la vie ordinaire et laborieuse par les pores de sa peau. On se lave pour entrer dans la nuit, on se fond dans l’eau, on lui livre son corps comme à la fusion d’un acte érotique. Au onsen, dans le rotenburo, le bain extérieur, souvent à ciel ouvert – parfois en pierre, parfois en bois de cèdre japonais – au cœur de la nature, on offre son corps aux dieux du ciel, de la terre, des forêts et des mers. On contemple la nuit, on parle avec les étoiles. Au creux de la plaine, dans sa palpitation maternelle, on se baigne dans les ocelles du soleil ; à flanc de montagne, nu dans l’hiver, bien au chaud dans l’eau, on regarde danser la neige, sa légèreté, sa fragilité ; mélancolie des choses, mono no aware, on devient poète, on s’adonne à la paresse, on écoute le silence, on lui abandonne son corps, elle est là, tout près… l’éternité.

Nostalgie

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Cette fusion où excellent les Japonais n’est pas sans nous rappeler certains traits de la relation entre la mère et l’enfant au Japon. Souvent qualifiée de symbiotique, elle favorise la dépendance et l’indulgence qui sont les fondements de l’amae, concept repéré et décrit par le psychiatre-psychanalyste Doi Takeo et auquel Michael Balint se réfère dans son texte sur l’amour primaire.

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Amae est un mot japonais qui fait partie du langage vernaculaire. Sans équivalent simple dans les langues occidentales, il est dérivé du verbe amaeru, qui signifie à la fois dépendre de, désirer être aimé et compter sur l’indulgence de quelqu’un. Ce concept fait initialement référence aux sentiments du nourrisson et à son comportement d’attachement envers sa mère. Il correspond au désir d’être aimé passivement. Amae a une connotation positive, il suggère quelque chose de désirable et repose sur la certitude, a priori, d’être entièrement accepté par l’autre. Il existe, en japonais, tout un vocabulaire qui s’articule autour de ce thème, en exprime les différentes phases et les nuances, preuve linguistique de l’importance de ce concept dans la vie affective nippone. Doi Takeo a décrit la manière dont l’amae se nuance et s’actualise à l’âge adulte pour caractériser les relations sociales et familiales des Japonais. S’il reconnaît le caractère universel de cette modalité relationnelle, il insiste sur son ampleur et ses conséquences dans la société japonaise, entre les proches, ceux « du dedans » (uchi no hito).

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Au Japon, où l’on valorise peu l’autonomie de l’individu et beaucoup son appartenance à un groupe, on s’attache à cultiver subtilement l’amae, on le pratique de façon raffinée. Le Japon serait-il le paradis de l’amae ? L’amae « primitif », idéalement satisfait, celui du lien précoce entre la mère et l’enfant, va évoluer, au Japon comme ailleurs, avec les vicissitudes de la relation, dans un jeu où la distance physique et psychique lui feront prendre des formes plus raffinées et plus adaptées à une socialisation. Amae, comme expérience intérieure, a à voir avec une forme d’amour qui présuppose une attitude passive envers l’autre, tout comme il implique une dépendance au « récepteur » pour son accomplissement. Dans sa relation au désir, il peut se référer aussi bien à un état de satisfaction, quand il y a réciprocité, qu’à un état de frustration. De plus, s’il est descriptif, amae n’est pas expressif. Non seulement il est le plus souvent inconscient, mais on ne peut pas dire « j’amaeru à toi » comme on dirait « je t’aime ». À l’origine, explique le Dr Doi, le sentiment authentique d’amae ne serait communiqué et apprécié que de manière non verbale. La verbalisation gâterait le désir d’amaeru et rendrait sa vraie satisfaction virtuellement impossible. Selon Doi Takeo, l’amae entre en jeu avant l’établissement du complexe d’Œdipe. La tendance nippone à perpétuer cette douce émotion de la petite enfance, qui nous rappelle ce que Freud nomme « le choix objectal primaire », atteste, au plan social, d’une grande tolérance à la régression, aisément vérifiable dans la vie quotidienne au Japon. Ce que Michael Balint appelle « amour d’objet passif » ou « amour primaire » correspond à l’amae dans sa forme « pure ».

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La théorie de l’amae, qui s’étend au-delà du champ psychanalytique « pur », me semble intéressante en ce qu’elle traduit la qualité, les nuances et les vicissitudes des relations de dépendance affective dans leur relation au désir. Si le concept d’amae nous éclaire quant au mode de relations humaines privilégié au Japon, il nous aide aussi à comprendre en quoi le silence y est considéré comme la forme la plus haute du discours entre les proches. Garant de l’harmonie entre les êtres, il gomme les aspérités, estompe les différences, il garde intacte l’unité primordiale. Dans le monde du silence, dans le cercle des intimes, l’amae peut s’exercer en toute quiétude, le silence érotisé est la trame sur laquelle il pourra se déployer. On peut se demander quelle est la place du tiers dans cette relation et comment il l’occupe. Qu’en est-il de la médiation paternelle ? Les pères, le plus souvent, sont absents physiquement. Quand l’enfant est petit et qu’il dort dans la même pièce que les parents, pour ne pas être dérangé, le père peut aller dormir dans la pièce à côté ou même rester sur son lieu de travail. Largement entamée par la défaite de la dernière guerre, l’image des pères japonais contemporains n’est ni valorisée, ni valorisante. Autrefois guerriers ou paysans autoritaires et obéis, les pères les plus nombreux d’aujourd’hui sont des salarymen qui passent beaucoup de temps sur leur lieu de travail et en activités sociales, dévoués corps et âme à leur entreprise, à la façon dont leurs mères se sont dévouées pour eux.

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Les mères font peu référence, dans leur discours, à l’autorité paternelle. C’est bien plus à l’entourage, au groupe social que la mère réfère les thèmes de punition surmoïque. C’est au regard des autres, aux yeux du monde, seken, les voisins par exemple, que la mère renvoie l’enfant lorsqu’elle le réprimande, en douceur, dans un souci constant de se conformer aux attentes du groupe. La notion de seken, centrale dans la culture japonaise, fait référence à cette fraction de l’entourage dont l’opinion influence les choix et les décisions. Inoue Tadashi décrit l’espace psychosocial des Japonais comme la sommation de trois cercles concentriques où le seken occupe une place intermédiaire entre les proches (miuchi) et ceux qui leur sont totalement étrangers (tanin). Seken n’inclut pas la communauté des proches, des intimes, car au sein de celle-ci, ils peuvent se laisser aller : leur indulgence (amae) leur est acquise sans réserve. Il s’oppose aussi à la communauté de ceux qui leur sont inconnus, les « autres », qui n’auraient pas de prise sur leur réalité. La notion de seken est essentielle au Japon en ce que, dès le début, l’enfant est amené à prendre sa place au sein du groupe de référence, non pas en tant que sujet différencié, mais comme membre d’un groupe qui le structure, à partir d’une aconflictualité qu’il sera sommé d’entretenir et de perpétuer. En effet, il faut à tout prix faire en sorte de ne pas rompre l’harmonie du groupe, de ne jamais faire honte aux autres, l’apparence aux yeux du monde, le jugement des autres étant d’une importance primordiale car ils retentissent sur le groupe familial dans son entier.

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Si la relation entre l’enfant et la mère est peu médiatisée par le père, si elle est fragilisée par les modes de vie citadins, les tiers y ont leur place, d’autant plus importante que l’accent est mis en permanence sur l’appartenance de l’individu à un groupe et sur la priorité des fins collectives, dès les premières étapes de la socialisation, comme si l’identité n’était définie que comme cette relation elle-même. Ne pourrait-on pas penser que la tradition intériorisée et sa fonction symbolique sont un substitut à une forte image paternelle ?

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L’attention considérable prêtée à l’enfant les premières années, la disponibilité de la mère, l’indulgence et la bienveillance générales qui l’entourent trouvent leur origine dans la conviction d’une nature humaine bonne à la naissance. Le jeune enfant doit être éduqué mais il n’est pas, comme en Occident, porteur potentiel du péché originel. Don du ciel, il est « bon » par nature et on fête beaucoup l’enfant, considéré comme un cadeau des dieux, en contact avec eux jusqu’à sa septième année. Ainsi, par exemple, le troisième jour après la naissance, on célèbre le premier bain, le port du premier kimono et on coupe une mèche de cheveux à l’enfant. C’est une forme de rituel baptismal qui signifie que l’enfant est reconnu et accepté comme être humain. Des rituels accompagnent le premier repas, le premier anniversaire… On va au sanctuaire shinto célébrer les 3 ans et les 7 ans des filles, les 5 ans des garçons. Les enfants sont vêtus de kimonos richement décorés et sont maquillés pour paraître en excellente santé. L’enfant garde un lien avec le divin et, bien sûr, avec la lignée des ancêtres. On dit d’ailleurs que « les fautes des parents hantent les enfants ». C’est l’idée du karma parental, d’une continuité transgénérationnelle. Rappelons qu’au Japon, le sujet se définit plus souvent dans un rapport à une lignée et à un statut social que par lui-même. Lorsqu’un couple donne naissance à un enfant, l’homme appelle son épouse « okaasan » (maman) qui elle-même appelle le père de ses enfants « otoosan » (papa). Mais revenons à la chaleur du bain.

« Madame Honorable Sac »

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Dans un bain, on est enveloppé, contenu, on peut se laisser porter, à fleur d’eau, à fleur de peau, comme un fœtus dans le corps maternel. Bien au-delà d’une nécessité hygiénique, le bain au Japon est un véritable rituel où l’on cherche à recréer une unité, à jamais perdue, sans cesse retrouvée, illusoirement, entre soi et la mère, entre soi et la nature, symbole maternel. Si l’on admet que les Japonais conçoivent la nature comme essentiellement bonne et fondamentalement indistincte du soi, on peut aisément faire le lien avec la maternalité du bain. Remarquons que, selon la tradition shinto?[4][4] Littéralement, « la voie des dieux ou esprits », les..., c’est le dieu de l’eau, Suijin-sama, qui veille à la naissance des enfants. Pour favoriser l’accouchement, aujourd’hui encore, on fait des offrandes aux temples qui lui sont dédiés. Par ailleurs, on sait la prédilection nippone pour les enveloppements, des choses, du langage et des gens ; depuis l’art de faire les paquets, celui du port du kimono, les subtilités du keigo, le langage honorifique, jusqu’à la grande proximité corporelle entre la mère et le petit enfant, du bain jusqu’au futon. Si, traditionnellement, la mère portait l’enfant sur le dos, maintenant, il est le plus souvent sur le devant – ce qui, on s’en doute, n’est pas sans conséquence sur sa vision du monde. Plus tard, sous l’effet d’un autre mouvement, l’entrée dans la vie active, les enfants grandis apprécient la position horizontale dans les voitures chauffées ou air-conditionnées. Là, assoupis ou déjà dans les bras de quelque Morphée japonais, ils cherchent chaleur ou fraîcheur et intimité. À l’abri du regard des autres, protégés dans la cavité de métal, ils s’accordent un repos réparateur, de quelques minutes ou de quelques heures. Quand ils ne dorment pas dans les autos, ils se laissent aller au même mouvement dans les transports en commun, les salles de conférence ou tout autre lieu public. Quand ils ne dorment ni ne travaillent, ils iront ensemble, comme un seul homme, boire et « karaoker » dans les bars, parfois à l’excès. Là, ils retrouvent leur « mamma » – c’est ainsi qu’ils appellent la serveuse quand elle porte un âge de maturité – et leur saké ou leur bière préférée, souvent à l’excès. Au Japon, nul ne saurait les en blâmer ; pour certains, plus qu’un besoin, c’est quasiment une obligation de travail, un passage obligé.

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Cette tolérance, toute nippone, pour les régressions sous diverses formes – bain, sommeil ou alcool – et cette prédilection pour les enveloppements et les positions fœtales nous évoque, évidemment, la nostalgie du retour à la matrice, le fantasme originaire de retour intra-utérin. Fantasme de désir, fantasme de fusion, il aspire à un état d’indistinction entre le moi naissant et l’autre, un état de plénitude, atemporel, hors des atteintes de la réalité, sans contraintes. C’est cet état-là, ce bien-être-là, matriciel, cette fusion primitive que l’on cherche à retrouver, inconsciemment le plus souvent, quand on s’abandonne aux plaisirs du bain. Et si les Japonais en sont particulièrement fervents, c’est peut-être aussi parce que leur relation à la dépendance est différente de la nôtre. Acceptée, voire même valorisée, la dépendance à la mère, la dépendance à la nature ouvre des horizons infinis, accessibles depuis l’espace minimal qu’est le bain.

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Hiroko Nakamura, pianiste, évoquait ainsi ses sentiments, en souvenir du temps où elle était élève de Rosina Lhevine à la Julliard School de New York : « J’étais amoureuse de Madame Lhevine. Elle était admirable. Elle parlait peu mais quand je jouais pour elle, c’était comme si j’avais pris un bain chaud. J’avais la sensation que tout était propre et merveilleux. C’était un professeur qui donnait de l’inspiration. Elle était gentille avec moi. Elle m’appelait régulièrement, chaque jour, pour me demander comment j’allais et pour me parler, m’encourager » (Ohnuki-Tierney, 1984). À la femme-professeur aimée, idéalisée, H. Nakamura associe la chaleur du bain, ses vertus purificatoires, le « holding » maternel et l’interdépendance.

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Les hommes japonais, quand ils parlent de leur mère avec, dans la voix, des accents de tendresse, la nomment parfois Ofukuro-san, littéralement « Madame Honorable Sac ». Alors, il arrive que leur voix chavire pour la rejoindre. Les femmes, elles, n’emploient pas ce terme, ce serait déplacé…

Bain en famille

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Selon les Japonais, le bain en famille resserre et améliore les liens entre parents et enfants. On fait l’éloge aujourd’hui du « sukinshippu »skinship – que l’on associe au contact peau-à-peau, aussi bien dans le bain que hors de l’eau, entre la mère et l’enfant. Dans leur étude comparative sur les soins maternels et le comportement des enfants au Japon et en Amérique, Caudill et Weinstein (1969) montrent que le contact physique des mères japonaises avec leur premier enfant, à l’âge de 3-4 mois, est plus grand que celui des mères américaines. Parmi les variables indépendantes considérées, ils concluent que la culture est, de loin, la plus importante source de différence dans les comportements de ces enfants et de leurs mères. Ils soulignent les répercussions sur le développement émotionnel de l’enfant, ce qui pose la question des modalités de l’inscription de la culture sur la réalité psychique.

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S’il rentre avant que les enfants ne soient couchés, le père donne parfois le bain à l’enfant. Le plus souvent, c’est le week-end seulement qu’il peut s’accorder ces moments d’intimité partagée. Au Japon, où la relation parents-enfants est privilégiée par rapport à la relation conjugale, les adultes, parents ou grands-parents, se baignent avec les enfants ou petits-enfants, bien plus souvent qu’avec d’autres adultes. De même que l’on partage sa couche avec eux, on se baigne régulièrement avec les enfants jusqu’à 7 ou 8 ans. Cependant, il n’est pas rare que l’on prenne son bain occasionnellement avec des enfants plus âgés. Généralement, le bain père-fille diminue progressivement autour de la puberté, mais le bain mère-fils peut continuer au-delà. Les adolescents partagent le bain avec le parent du même sexe au bain public ou aux sources thermales, plus rarement avec le parent du sexe opposé. On considère que cette pratique améliore les relations familiales, on associe bain, confort et « communication » (Clark, 1995). Un étudiant japonais résidant aux États-Unis plaisantait ainsi à propos de la psychanalyse : « Je ne comprendrai jamais le complexe d’Œdipe. Quand je rentre à Tokyo pour les fêtes de fin d’année, mon idée du plaisir consiste à penser au bain que je vais prendre avec ma mère et à la tournée des bars que je ferai avec mon père. »

Intimités

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Selon S. Clark, dans les bains publics, les saunas, les centres de traitement ou les sources thermales, on accorde une valeur importante aux possibilités d’interactions, plus « proches » dans le bain. Partager, nu, le même bain représente une suspension des barrières sociales. Les expressions relatives à la proximité peau-à-peau – skinship – et à la nudité attestent que celles-ci sont valorisées au-delà de la relation mère-enfant en ce qu’elles autorisent une réduction temporaire de la distance socialement acceptée et pratiquée au quotidien. Au Japon, où la distance interindividuelle est si subtilement codifiée et ritualisée, on éprouverait d’autant plus le besoin de se ménager des espaces où l’intimité est permise, où l’on peut laisser reposer son masque social et se délester un peu des contraintes relationnelles ordinaires, les laisser couler dans l’eau. Citons quelques expressions relatives à l’intimité et la convivialité du bain : hadaka no tsukiau : la convivialité dans la nudité?[5][5] Expression utilisée principalement par les hommes entre... ; hada to hada no fureai : l’unité silencieuse peau à peau. Une conversation « à cœur ouvert » se dit en japonais, littéralement, une conversation « le corps exposé ».

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Discrétion oblige, le plus souvent, dans les bains publics, on voit mais on ne regarde pas. Ou plutôt, l’on regarde furtivement, à la dérobée, mais l’on ne fixe pas son regard sur le corps de l’autre. Sauf peut-être, si l’on y regarde bien, à travers les miroirs et glaces où se reflètent les corps, invites à des jeux où le regard s’exerce librement. Dans l’iconographie du « monde flottant », l’ukiyoe?[6][6] Époque d’Edo (1608-1868)., sont représentées des scènes d’observation de baigneurs nus, de voyeurisme par des adultes ou des enfants cachés derrière des paravents ou des barrières de bambous.

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Par ailleurs, on connaît l’évitement traditionnel ou la limitation de tout contact physique à une sphère très privée au Japon. Des études comparatives montrent que la communication interpersonnelle par le toucher est environ deux fois moins fréquente qu’aux États-Unis (Barnlund, 1974). Même à la maison, on ne s’embrasse pas, si ce n’est en prélude à un rapport sexuel. Ainsi, l’on assiste au paradoxe manifeste suivant : la mère ou le couple partage le même futon ou le même lit que l’enfant, on se baigne ensemble, on encourage la pratique du skinship entre mère et petit enfant, et entre adultes, mais tout autre contact physique est soigneusement évité. D’une part une proximité, une intimité physique partagée entre parents et enfant qui serait considérée comme séductrice en Occident ; elle stimule et satisfait les besoins prégénitaux. D’autre part, hors de la sphère génitale, la rareté ou l’exclusivité de tout autre contact physique dans des espaces « réservés ». Au-delà du paradoxe apparent, ne peut-on faire l’hypothèse de la logique sous-jacente et des mécanismes de défense en jeu ?

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Le toucher serait-il plus sexualisé au Japon qu’en Occident ? Si on l’évite tant dans la sphère publique, serait-ce que l’on a davantage conscience de son caractère potentiellement sexuel ? Une trop grande proximité serait-elle considérée comme dangereuse et évoquerait-elle inconsciemment la possibilité d’une relation incestueuse ? Dans la relation entre les parents et l’enfant, le déni de la sexualité serait-il un mode de défense répandu ?

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Selon le psychiatre Franck Johnson (1993), au Japon, toute sexualité présente dans le bain ou dans la simple nudité elle-même est supprimée (« suppressed ») à l’intérieur de la maison, à l’exception toutefois des « couples mariés », qui peuvent trouver là l’occasion de préliminaires à des jeux sexuels. L’affirmation de Johnson, très prudente, ne tient pas compte du sens élargi que la psychanalyse donne au concept de sexualité. Il la limite à la sexualité génitale. D’autre part, à une époque où la nucléarisation des familles dans les villes, la diminution du nombre d’enfants et l’absence des pères au foyer créent les conditions d’une relation exclusive mère-enfant, il arrive que des mères isolées en arrivent à des extrémités. Frustrées dans leur féminité, leur sensualité, elles reportent sur l’enfant un désir sexuel en attente d’expression. Il est vraisemblable que l’excitation pulsionnelle trouve parfois un exutoire dans des jeux présexuels ou des passages à l’acte agressifs ou sexuels, au Japon comme ailleurs?[7][7] Cf. Akemi Nakamura, « Child abuse on rise, welfare....

Purification

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Au Japon, où le temps continue à se compter en nombre de lunes et de soleils?[8][8] Cf. la façon d’écrire la date au Japon. Par exemple,..., les Japonais restent inspirés par l’exemple inaugural de leur ancêtre céleste, Amaterasu. Ils considèrent et utilisent l’eau comme moyen de purification. De nos jours, dans l’atrium précédant tout temple shinto, se trouve une fontaine ou un bassin où le fidèle se lave les mains et la bouche avant de prier, pratique rituelle appelée misogi. Impatient, frileux ou étranger, il se trempe les doigts en vitesse et s’humecte le bout des lèvres, version postmoderne et abrégée du misogi.

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Toujours selon la plus pure tradition shinto, les lutteurs de sumo perpétuent intégralement ce rite. Avant de prier les divinités pour la victoire et de se prendre à bras le corps, ils se rincent copieusement la bouche, reniflent fort et crachent puissamment. D’un geste agile et circulaire, ils répandent du sel sur l’aire de combat car le sel, comme l’eau, a des vertus purificatrices. De même, aujourd’hui encore, chaque hiver, le « festival de la nudité » – hadaka matsuri, à Okayama par exemple – rassemble des hommes déshabillés, en quête de purification. Ils se livrent à divers exercices physiques, dont le bain dans l’eau froide. Quand ils en sortent, ils poussent quelques cris ou hurlements pour signifier à l’assemblée pantelante que tout va bien. S’ils s’en sortent mal, d’autres se chargent, à coups de claques et de pressions lombaires, de les ramener à la raison.

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La station debout en méditation sous les chutes d’eau en montagne – takigyô –, vêtu de blanc, symbole de pureté, est une autre pratique rituelle. Elle a pour but de fortifier l’esprit et le corps. Après avoir effectué un rituel pour éloigner les mauvais esprits de l’espace aquatique, on pénètre sous les lames d’eau où l’on reste pour le plaisir d’être là, sous elle, avec elle, en elle. On se laisse saisir, on offre son corps à la puissance de la nature, on la laisse déferler sur soi comme un bloc, comme un rocher. Si l’on est brave et résistant, on en sort ragaillardi, régénéré, prêt à affronter vents et marées. Aux dires d’un amateur de ce sport, l’immersion dans la nature permet de « faire un avec elle ». Si l’on peut voir là un fantasme de retour au sein maternel, de retour à la vie intra-utérine, n’est-ce pas aussi animé d’un fantasme de renaissance que l’on se livre à ses pratiques ?

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Si les sources et pratiques shinto permettent de souligner le rôle primordial de l’eau dans l’anéantissement rituel de la souillure, le bouddhisme n’est pas moins riche en influences sur la manière actuelle de se baigner au Japon. Selon le bouddhisme, le bain éloigne sept maladies et procure sept bienfaits. Les premiers grands monastères bouddhistes, suivant les modèles chinois et indiens, comprenaient toujours un large bain dans leur enceinte pour le lavage rituel des statues de Bouddha et les ablutions purificatoires des moines. Outre leur rôle sacré et quasi médical, les bains dans les temples contribuaient à la popularisation des nouvelles religions. Plus tard, par charité, on invita les gens du commun à y pénétrer. La pratique eut tant de succès qu’on construisit de plus grands bains dans les temples?[9][9] Celui de Todaiji, à Nara, est le plus grand et le plus..., puis hors des temples. À l’époque, par discrétion, on se drapait le bas du corps d’une étoffe.

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Si l’on en croit la première description des Japonais, L’histoire du Royaume de Wei, écrite en Chine au iiie siècle de notre ère, les Japonais associaient déjà ablutions et purification : « Quand quelqu’un meurt, ils préparent un cercueil […]. Quand les funérailles sont terminées, tous les membres de la famille entrent dans l’eau pour se laver dans un bain de purification. » Qu’en dit le Kojiki, recueil d’histoires anciennes du viiie siècle ? Il nous le confirme, le bain est aussi culturel. Amaterasu, la divine elle-même, serait née des ablutions oculaires d’Izanagi, le créateur mâle du Japon. Autrement dit, c’est quand il se rinçait l’œil – le gauche – qu’il donna le jour à la déesse solaire. « Voyeur » inspiré, il eut une brillante idée. On y vit plus clair sur terre. Malgré son aversion pour la symétrie, Izanagi, n’étant pas borgne, se lava aussi l’œil droit : la lune était née. Enfin, des ablutions pratiquées sur son nez surgit Susanô, « l’auguste mâle impétueux et brave ». Pourquoi Izanagi mit-il tant d’ardeur à se laver la face ? C’est qu’il revenait d’un voyage aux enfers où il était allé chercher sa belle, la déesse Izanami, morte en donnant le jour au dieu du feu. Il s’était fait un sang d’encre, en était bouleversé, complètement souillé, les traits tirés, le visage ravagé. Dans son état, seul un bain pouvait le débarrasser des miasmes de l’enfer et le revigorer. C’est ainsi, ou presque, que le mythe explique la vertu purificatrice du bain. Associées aux origines du Japon, l’importance et les significations du bain dans la vie quotidienne peuvent nous aider à approcher le Nihon no kokoro, le « cœur » du Japon, si l’on accepte l’idée qu’il en ait un.

Eaux troubles

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Si l’eau domestiquée du bain chez soi ou celle, apprivoisée, de la nature ont mille vertus bienfaisantes, il est des eaux où il vaut mieux ne pas se tremper ; il en est même qui sont franchement effrayantes. Dans l’île de Kyushu, les sources chaudes donnent un avant-goût réaliste de l’enfer – c’est le nom de la région. Vapeurs puantes, étangs bouillonnants couleur jaune moutarde ou rouge sang, grumeaux bruns, bouillasses glauques, vases épaisses gloutonnes, la terre est en ébullition, en digestion, en déglutition. Pour entrer en cet « enfer », le spectateur doit payer. Là, les yeux écarquillés, comme halluciné, il regarde l’analité terrestre s’exercer en toute liberté, agrémentée par endroits de crocodiles immobiles en position de méditation. Tout y est, les gaz, les odeurs et les détonations. Ça sort du ventre de la terre avec une aisance toute naturelle, nul besoin de refoulement ; là, elle se laisse aller sans façons, la pulsion.

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Fantasque, elle peut aussi prendre des allures animales extravagantes et se manifester sous forme de monstres des eaux, les kappa, bêtes cruelles à la peau gluante que l’on rencontre dans les contes populaires japonais (de Ceccaty et Nakamura). Le museau en forme de bec d’oiseau, les pieds palmés, ils ont la taille d’un enfant mais la force d’un bœuf. Ils sont coiffés d’une assiette remplie d’eau qui leur donne des pouvoirs surnaturels et « qui durcit progressivement avec l’âge ». Espiègles dangereux, extrêmement polis mais colériques, les kappa effrayent les enfants qui nagent dans les lacs ou les rivières. Ils volent les chevaux pour gober leurs entrailles, les noyer au fond des lacs et des étangs, entraînent les pêcheurs au fond de la mer avec leur bras munis de ventouses. Friands de concombres, de pêches et de viscères, ils aspirent celles de leurs victimes par l’anus afin de s’en nourrir. Les histoires de kappa ont inspiré notamment l’auteur de Rashomon, Akutagawa Ryûnosuke, qui leur consacre un remarquable conte philosophico-humoristique intitulé « Les kappa ». La violence potentielle des mères, évincée par l’idéal d’harmonie, prendrait-elle ainsi des formes archaïques pour s’exprimer dans les contes populaires ?

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Le bain quotidien au Japon, dans la sphère familiale ou dans des lieux publics, représente une réalité bien moins dangereuse. Les kappa sont renvoyés à la condition d’animaux de légende. La ritualisation qui entoure les pratiques du bain participe de la création d’un environnement sécurisant qui confirme les bienfaits d’une enveloppe maternelle, d’une appartenance à la famille et, au-delà, inscrit chacun dans un espace sacré établi par la tradition japonaise. Au sortir du bain japonais, le corps est propre, l’être est purifié, régénéré par l’immersion dans une eau commune qui médiatise bien-être et plaisir.


Bibliographie

  • Balint, M. 1991. Le défaut fondamental, Paris, Payot.
  • Barnlund, D.C. 1974. « The public self and the private self in Japan and the United States », dans Intercultural Encounters with Japan, Tokyo, Simul Press, Condon and Saito.
  • Caudill, W. ; Weinstein, H. 1969. « Maternal care and infant behavior in Japan and America », dans Japanese Culture and Behavior, Selected Readings, University of Hawaii Press, 1974.
  • Clark, S. 1995. Japan, a View from the Bath, University of Hawaii Press, Honolulu.
  • Coyaud, M. 1993. Poésies et contes du Japon, paf.
  • De Ceccaty, R. ; Nakamura, R. La princesse qui aimait les chenilles, Paris, Éd. Philippe Picquier.
  • Doi, Takeo. 1982. Le jeu de l’indulgence, Paris, L’Asiathèque.
  • Doi, Takeo. « The concept of amae and its psychoanalytic implications », International Review of Psychoanalysis, 16, 349-354.
  • Doi, Takeo. 2002. « Are psychological concepts of Japanese origin relevant ? », Communication au 12e Congrès mondial de psychiatrie.
  • Johnson, F. A. 1993. Dependency and Japanese Socialization, New York University Press, New York and London.
  • Levi-Alvares, C. 1995. « Une culture du même et les mécanismes de sa reproduction », Ebisu, n° 11, Études japonaises, Tokyo, Maison franco-japonaise.
  • Nouhet, J. « Regards », dans Sisyphe, Le Japon 1995, Tokyo, Maison franco-japonaise.
  • Ohnuki-Tierney, E. 1984. Illness and Culture in Contemporary Japan. An Anthropological View, Cambridge, Cambridge University Press, p. 34.

Notes

[*]

Joëlle Nouhet, 26 rue des Fossés-Saint-Bernard, 75005 Paris.

[1]

Les Japonais ont l’habitude de se baigner dans de l’eau très chaude, qui peut même nous apparaître brûlante. Les étrangers ont souvent du mal à se plonger dans une telle chaleur, lorsqu’ils y réussissent.

[2]

Notons les connotations négatives des expressions françaises qui font référence au bain : « Être dans le même bain », « mettre dans le même bain », « jeter le bébé avec l’eau du bain »… On associe souvent bain et propreté, donc bain et saleté.

[3]

Cf. l’expression Mizu ni nagasu, s’en débarrasser dans l’eau, faire couler, laisser aller au gré du courant et, par extension, comme dans l’expression française « laisser couler », ne pas tenir compte de, ne pas faire attention à…

[4]

Littéralement, « la voie des dieux ou esprits », les croyances les plus anciennes du Japon fortement teintées d’animisme ; panthéisme qui voit dans tout objet ou phénomène naturel des forces divines.

[5]

Expression utilisée principalement par les hommes entre eux.

[6]

Époque d’Edo (1608-1868).

[7]

Cf. Akemi Nakamura, « Child abuse on rise, welfare facilities say », The Japan Times, 6 novembre 1994.

[8]

Cf. la façon d’écrire la date au Japon. Par exemple, 15e année de l’ère Heisei, 5e lune, 1er soleil (Heisei djugo nen, go gatsu, tsuitatchi : 1er mai 2003). Symbole qui établit une continuité de fait entre l’avant et l’après-guerre, le système des ères impériales instaure un temps national parallèle au temps international (il a été légalisé en 1979).

[9]

Celui de Todaiji, à Nara, est le plus grand et le plus ancien (xiie siècle) qui reste en état.

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