Les Japonais et le culte de la nature

28/12/15




SOURCE : nationalgeographic.fr




Des habitants deTokyo se délassent dans le jardin impérial de Shinjuku Gyoen. Avec ses 58 ha, c'est l'un des plus grands parcs de la capitale.

Des habitants deTokyo se délassent dans le jardin impérial de Shinjuku Gyoen. Avec ses 58 ha, c’est l’un des plus grands parcs de la capitale. Crédit : Paolo Pellegrin / Magnum Photos

Dans un archipel surpeuplé, les citadins nippons vouent une incroyable passion à la nature. Celle, sauvage, de leurs immenses forêts comme celle aménagée avec minutie au cœur des mégapoles. Bienvenue au pays des jardins zen et des cerisiers en fleur. 

Longs rubans de plages immacule?es le?che?es par les flots d’une mer indigo. Montagnes verdoyantes surplombant les profon- deurs oce?anes. Interminables fore?ts e?meraude voile?es de brume. Je rede?couvre l’archipel a? travers le hublot de l’A380 qui m’emme?ne a? nouveau au Japon. Deux heures plus tard, plonge? dans le vacarme de Tokyo, je retrouve l’encheve?trement chaotique de voies express, de me?tros ae?riens, d’enseignes lumineuses et de gratte-ciel domine?s par la Tokyo Skytree, cette incroyable tour de te?le?communication de 635 m de haut. Au milieu de ce labyrinthe digne d’un de?lire futuriste de BD des anne?es 1950, je repense aux merveilleux paysages que je viens de survoler. Pourquoi les Japonais qui aiment la nature et n’en parlent qu’avec respect vivent-ils aussi loin d’elle, alors qu’ils disposent d’immenses e?tendues sauvages ?

Ce peuple d’avant-garde aurait-il choisi de s’entasser dans des villes ultramodernes dans le but de pre?server les fore?ts qu’il re?ve?re ? Apre?s m’e?tre extrait de la foule de costumes bleu marine qui hante les couloirs souterrains de la gare de Shinjuku, je me trouve dans une avenue tokyoi?te borde?e d’e?crans publicitaires ge?ants et d’enseignes verticales aux ide?ogrammes multicolores. Encore dix minutes de marche et voici qu’apparai?t enfin le parc Shinjuku Gyoen, l’un des poumons verts du centre-ville. Vision de carte postale, trois femmes en kimono se dirigent d’un pas nonchalant vers le jardin japonais, oasis de douceur et de poe?sie au cœur de la me?le?e urbaine. D’e?troites alle?es borde?es de lanternes de pierre serpentent entre des massifs d’azale?es. Un sentier pave? de roche moussue me?ne a? un e?tang que traverse un petit pont de bois brut jusqu’au pavillon de the?.

« Les Nippons sont bien place?s pour connai?tre la puissance implacable de la nature. Ils se sentent donc pluto?t enclins a? la respecter, m’explique la journaliste Sakurako Nagira-Florentin. Les jardins japonais sont pense?s pour e?tre en harmonie avec la nature. En pleine ville, ils parviennent a? restituer les impressions et les sentiments que susciterait la vue d’un paysage naturel, a? l’inverse du jardin a? la franc?aise dont la majeste? the?a?trale privile?gie l’ordre et la syme?trie. »

Comme la floraison des cerisiers au printemps, les premières feuilles d'automne sont un évènement très attendu des Japonais, qui viennent observer le rougeoiement des arbres dans le jardin impérial Shinjuku Gyoen, à Tokyo. Crédits : Claire Takacs / Getty images

Comme la floraison des cerisiers au printemps, les premières feuilles d’automne sont un évènement très attendu des Japonais, qui viennent observer le rougeoiement des arbres dans le jardin impérial Shinjuku Gyoen, à Tokyo. Crédits : Claire Takacs / Getty images

Me reviennent en effet les images du jardin de pierre du temple Ryoan-ji, visite? l’an passe? a? Kyoto : quinze petits rochers savamment dispose?s sur une « mer » de sable blanc. Me?ticuleusement ratisse?e en sillons, celle-ci figure des vagues fre?missantes, a? moins qu’il ne s’agisse de sommets de montagnes flottant entre brume et nuages. L’art de l’arrangement floral ikebana obe?it aussi a? des re?gles codifie?es visant a? ce?le?brer la nature.

Une hypothe?se voudrait que la finesse de ce sens artistique et la spe?cificite? de la culture japonaise soient ne?es de l’environnement de l’archipel : rudesse et climat extre?me auraient porte? ce peuple a? la simplicite? et a? l’endurance. La culture des rizie?res aurait insuffle? le sens de l’ordre, du consensus et de la discipline aux Nippons : la me?me eau d’irrigation devant circuler d’amont en aval entre les parcelles respectives, les agriculteurs n’avaient d’autre choix que d’e?tre en bons termes et de coope?rer.

Bien qu’elle perde du terrain, cette ide?e de de?terminisme ge?ographique et agraire continue de se?duire une partie de la socie?te?. La me?me, sans doute, qui voit dans les fore?ts d’arbres centenaires le symbole d’un Japon immuable, non entache? par la modernite?. C’est toutefois oublier les influences culturelles tre?s diverses dont le pays, situe? a? l’extre?mite? orientale du continent eurasiatique, n’a cesse? d’e?tre le re?ceptacle tout au long de son histoire.

La rizie?re a e?te? e?rige?e en symbole du Japon de?s le VIIIe sie?cle, dans les premiers e?crits du pays – les histoires mythiques du Kojiki et du Nihon shoki. Ces deux recueils avaient e?te? commandite?s par l’empereur Temmu qui entendait e?tablir l’identite? nippone en la de?marquant de la Chine des Tang, dont la brillante civilisation rayonnait jusque dans l’archipel. L’empereur ignorait-il alors que la riziculture avait e?te? introduite a? partir du continent au IIIe sie?cle avant notre e?re ? Toujours est-il que, parmi diverses traditions orales, la cour jeta son de?volu sur le mythe d’Amaterasu. Cette de?esse du Soleil, ance?tre de la ligne?e impe?riale, aurait fait pousser les premiers grains de riz dans le ciel, a? partir des semences de cinq ce?re?ales rec?ues de la divinite? Ukemochi, cre?ant ainsi l’archipel.

« Si vous vous inte?ressez a? la place du riz dans la culture japonaise, pourquoi ne m’accompagneriez-vous pas au sanctuaire Ise-jingu pour Niiname-sai, la ce?re?monie de de?gustation des pre?mices ?, me propose un pre?tre shinto rencontre? a? Tokyo. Vous verrez, c’est l’un des rituels les plus importants et les plus anciens du Japon. Il est perpe?tue? chaque 23 novembre depuis plus de mille trois cents ans. » Situe? a? 300 km au sud- ouest de Tokyo, dans la re?gion de Mie, Ise-jingu, haut lieu du shintoi?sme, est voue? a? Amaterasu. Comme chaque anne?e, le rituel est conduit par la grande pre?tresse du sanctuaire, une « descendante » de la de?esse, en l’occurrence la princesse Ikeda Atsuko, sœur de l’empereur Akihito.

Se conformant a? des rites venus du fond des a?ges, des pre?tres placent le fruit d’une re?colte de riz moissonne?e par l’empereur lui-me?me dans de grandes boi?tes de bois blanc, au son des flu?tes et des tambours. Le regard grave, ils convoient ensuite ces coffres dans une fore?t mille?naire ou?, a? l’abri des regards, la princesse fera de?guster ce riz divin a? son illustre « ai?eule », Amaterasu.

De retour a? Tokyo, je ne peux re?sister a? l’envie de raconter cette ce?re?monie si solennelle dans une gargote ou? j’ai mes habitudes, allant jusqu’a? demander au patron si lui-me?me se sent concerne? par la valeur symbolique du riz japonais. « Tout ce que je peux dire, c’est que pour rien au monde je ne ferais l’affront de servir a? mes clients du riz d’importation, me?me si je le payais beaucoup moins cher », me re?pond avec ve?he?mence Sato-san tout en renouant son tenu- gui, la petite serviette blanche que portent sur le front les cuisiniers de restaurants populaires.

Quelle que soit leur ide?e sur la question, les Japonais sont ge?ne?ralement peu porte?s au sectarisme et fre?quentent indiffe?remment sanctuaires shinto et temples bouddhiques, tout en se disant fort peu religieux. Le shinto est souvent de?fini comme un ensemble de croyances animistes propres au Japon, et donc ante?rieures au bouddhisme venu du continent aux environs du VIe sie?cle. Il serait vain de chercher dans le shinto un culte de la nature en tant que telle, bien que ses myriades de divinite?s, ou kami, ont choisi d’habiter des rizie?res, des sources, des cascades ou encore des animaux familiers. Je conserve de mon premier se?jour au Japon l’image de ces deux rochers de la mer Inte?rieure qui, ceints et relie?s entre eux par une grosse corde de paille de riz, e?taient pris pour mari et femme. Je me souviens aussi de ces grands arbres se?culaires a? l’e?corce moussue, au pied desquels e?taient dresse?s des autels charge?s d’offrandes. Et du plaisir d’aller se baigner dans les eaux chaudes d’un onsen, station thermale ame?nage?e a? l’ore?e de la fore?t. Venus de Tokyo, des lyce?ens y de?couvraient la montagne avec des rires d’adolescents. L’ambigui?te? du rapport des Japonais a? la nature vient peut-e?tre de ces pentes escarpe?es, dangereuses et brutales, qui fascinent les hommes autant qu’elles les effraient.

L’archipel nippon n’est pas plus grand que les deux tiers de l’Hexagone mais ses habitants sont presque deux fois plus nombreux : 127 millions. C’est un pays de montagnes escarpe?es, dont la moitie?, trop abrupte, est quasi inaccessible. L’autre moitie?, fort peu hospitalie?re, est sujette a? l’e?rosion et aux glissements de terrain. Si bien que les reliefs du Japon sont reste?s couverts d’un tapis de fore?ts luxuriantes, ou? pullulent cerfs, sangliers, ours et singes. Ce monde sauvage ne repre?sentant pas moins de 70 % du territoire, les Nippons doivent se contenter du reste. Sachant que le pays doit affronter se?ismes, tsunamis, e?ruptions volcaniques, typhons et inondations, l’e?mergence de sa brillante civilisation, puis de sa puissance e?conomique, peut e?tre conside?re?e comme une grande victoire de l’homme sur la nature.

Tre?s to?t, les Japonais ont appris a? ge?rer les fle?aux naturels, en privile?giant notamment le bois de construction, re?sistant mieux aux tremblements de terre que la pierre ou la brique. Et du bois, les habitants en consomme?rent. Pour se chauffer, pour e?difier, re?parer ou reconstruire des villes re?gulie?rement ravage?es par les catastrophes. Tant et si bien qu’un jour il finit par manquer. Au XVIIe sie?cle, la de?forestation e?tait telle qu’elle eut pour conse?quence une e?rosion des sols entrai?nant de fortes inondations. Confronte? a? ce pe?ril, le pouvoir shogunal des Tokugawa institua un replantage syste?matique de tous les arbres coupe?s. Cette gestion – e?cologique avant l’heure – sauva le Japon et lui permit de pre?server la richesse d’un patrimoine ve?ge?tal qui reste une source d’inspiration permanente.

Volontiers artistes et poe?tes, les Nippons se de?lectent du chant des oiseaux et des cigales, de la pa?leur de la lune d’hiver et du vol des oies sauvages. Il est toujours e?tonnant de voir, dans un quartier d’affaires de Tokyo, un cadre au regard se?ve?re s’attendrir un instant devant une rose, humer son parfum et retrouver son sourire d’enfant avant de rajuster sa cravate. Le week-end suivant, peut-e?tre se rendra-t-il avec son e?pouse dans l’un de ces jardins ou? la beaute? se conjugue au fil des saisons, la langue japonaise permettant d’en de?crire les plus infimes variations, notamment dans les hai?kus, ces courts poe?mes qui, en quelques mots, e?voquent un paysage ou l’e?vanescence des choses. Conscience de la fragilite? de la nature et de l’impermanence de l’existence. Beaute? e?phe?me?re des fleurs de cerisier qui, a? peine e?closes, s’envolent au moindre souffle et retombent comme des flocons de neige. Me?taphore de la condition humaine qui, jadis, faisait nommer une personne fauche?e en pleine jeunesse « fleur de cerisier ».

C’est pourquoi les Nippons pre?fe?rent e?tre de bons vivants et jouir des choses de la vie. Une frange noire coupe?e bien droite au-dessus de petits yeux rieurs, Naomi Sakamoto, employe?e dans un grand magasin, me raconte avec passion : « Chaque anne?e, au de?but du mois d’avril, je scrute des cartes du Japon sur mon e?cran de te?le?vision ou de te?le?phone portable. On peut y voir, heure par heure, l’avance?e du front de la floraison des cerisiers. Il remonte toujours du sud vers le nord jusqu’a? notre ville. » Lorsque enfin vient le jour J, plus question d’heures supple?mentaires ou de ze?le devant le chef de service. Naomi et ses colle?gues rejoignent familles, conjoints ou petits amis, emplissant de leur joie le bord des rivie?res, les jardins et les parcs, pour ce?le?brer Hanami, la Fe?te des cerisiers en fleur. Le sake? coule a? flots sous les branchages tandis que des voix de tre?molo e?gre?nent les paroles d’un enka. Cet e?mouvant chant populaire e?voque la tristesse des anciens, contraints par la vie moderne de quitter le furusato, un pays natal de re?ve, pour les lumie?res de la ville.

jap5

Depuis le Xe siècle, les soirs d’avril, les habitants de Kyoto, ancienne capitale du Japon, se rendent en masse dans les jardins du sanctuaire shinto Hirano-jinja pour y célébrer la Fête des cerisiers en fleur, jusqu’à très tard dans la nuit. Crédit : Diane Cook, Lee Jenshel / National Geographic Creative

Cette nostalgie pourrait expliquer la pre?sence durable d’oasis de verdure et de tranquillite? villageoise au cœur me?me de Tokyo. Parmi ses 13 millions d’habitants, nombreux sont ceux qui s’e?vertuent encore a? entretenir un jardinet de quelques me?tres carre?s devant leur maisonnette ou qui placent un bonsai? derrie?re leur fene?tre. Quant aux e?difices ultramodernes, ils s’articulent sur d’anciens trace?s tortueux, quasi me?die?vaux. Avec le temps, je finis par re?aliser que la ville ne s’en trouve que plus humaine.

Les Nippons savent que leurs œuvres, soumises aux caprices de la nature, ne pourront de?fier le temps. Dans un pays en reconstruction permanente, ils attachent un grand prix a? leur mode de vie, a? leur artisanat et a? leurs traditions, qu’ils conside?rent comme leur ve?ritable patrimoine, bien plus que leurs e?difices. D’ou? l’aspect chaotique des agglome?rations qui, de Tokyo a? Osaka, forment une gigantesque me?galopole. A? la fois be?tonneurs inve?te?re?s et environnementalistes pre?coces, les Japonais ont e?te? contraints par la puissance des e?le?ments a? s’entasser dans des villes immenses, laissant du me?me coup une grande partie de l’archipel pre?serve?e. Qui sait si ce peuple n’aurait pas, malgre? lui, invente? la cite? de demain pour les 65 % de citadins que comptera la Terre en 2050?

Par Lionel Crooson






Bryaxis.webador.fr
 
 

devis-travaux-maison-pro.fr

 

 

Partagez sur les réseaux sociaux

Catégorie

Autres publications pouvant vous intéresser :

Commentaires :

Laisser un commentaire
Aucun commentaire n'a été laissé pour le moment... Soyez le premier !



Créer un site
Créer un site