Le Japon, une passion française (rediffusion)

20/7/15


Rediffusion des articles les plus populaires, durant les vacances 2015 (première parution 22/03/2012)



Article de  Maxime Rovere  publié le 18 mars 2012 sur Marianne.fr




Des mangas jusqu’à Murakami, qui triomphe aujourd’hui avec sa série « 1Q84 », les auteurs japonais affolent l’Hexagone. A l’occasion du Salon du livre, dont ils seront les invités spéciaux du 16 au 19 mars, retour sur les causes d’un lien indéfectible.

 
Des millions de pages pour écrire une histoire d’amour : en accueillant le Japon comme invité d’honneur, le 37 e Salon du livre de Paris témoigne d’une passion française. Un siècle et demi après ses premières étincelles, ce lien entre les deux pays est plus fort que jamais. « Il y a de véritables affinités entre le Japon et la France, depuis longtemps », remarque sobrement Antoine Gallimard, président du Syndicat national de l’édition, et donc du Salon du livre. C’est le moins qu’on puisse dire. Les Français n’aiment pas seulement les fast-foods nippons, qui ont fait de l’alternative « sushis ou sashimis » un dilemme récurrent. En 2010, les éditeurs français ont acheté les droits de 329 titres japonais, ce qui fait d’eux les livres étrangers les plus nombreux sur le marché après ceux traduits de l’anglais (d’après le rapport établi par Pierre Assouline dans « la Condition du traducteur », 2011). Selon Livres Hebdo, journal de la profession, 8,3 % des traductions effectuées en France viennent du pays du Soleil-Levant. Mais comment expliquer cette irrésistible attirance ?

« Il y a une sorte d’engouement de la jeunesse », observe Daniel Struve, maître de conférences en littérature japonaise à Paris-VII, l’un des conseillers scientifiques du Salon. « D’une certaine manière, poursuit-il, l’Europe est beaucoup plus proche du Japon que l’Amérique : nos traditions et notre profondeur historique nous relient fortement. » Depuis que le Japon s’est ouvert au monde, en 1868 (début de « l’ère Meiji »), chaque génération de Français semble avoir trouvé des raisons de s’intéresser à ce pays, pourtant si éloigné en distance. Les artistes sont les premiers saisis par la fureur du « japonisme » : sitôt qu’arrivent en Europe, à la fin du XIXe siècle, les premières estampes japonaises, leur succès est immédiat. Et pas seulement auprès des collectionneurs : des peintres aussi différents que Manet, Gauguin, Monet, Pissarro, Degas ou Renoir n’ont bientôt de cesse de rendre hommage au génie de Hokusai ou d’Utamaro. A partir de ce moment-là, l’art japonais devient partie prenante de notre propre histoire de l’art : impossible de comprendre les paysages arlésiens de Van Gogh sans en passer par Kunisada, Kuniyoshi et Hiroshige, artistes qu’il collectionne et dont il réinterprète les œuvres avec passion. Dès 1898, l’industriel Emile Guimet ouvre au public la plus grande collection d’art asiatique hors Asie : rattachée aux Musées de France en 1927, elle deviendra le musée Guimet. En 2011, cette institution a reçu plus de 200 000 visiteurs, et les expositions sur le Japon y ont connu des records d’affluence : « Chefs-d’œuvre du musée Ota de Tokyo », en 2005, et « Hokusai, l’affolé de son art », en 2008, on attiré plus de 1 500 personnes par jour.

Et la littérature dans tout ça ? Paul Claudel, nommé ambassadeur à Tokyo le 1er janvier 1921, a un tel coup de foudre qu’on ne le reconnaît plus : choisissant le pseudonyme d’« Oiseau noir » (« Kuro tori » en japonais), il se risque à écrire une pièce de théâtre nô, la Femme et son ombre (1923) et deux recueils de poèmes à la façon des haïku, Souffle des quatre souffles (1926), et Poèmes du pont des Faisans (1926). Surtout, en fondant la Maison franco-japonaise en 1924, puis l’Institut franco-japonais du Kansai en 1927, Claudel pose les bases d’une connaissance profonde et réciproque entre les auteurs qui se poursuit aujourd’hui encore.

Cependant, tout n’a pas toujours été rose entre les deux pays. Le rôle joué par le Japon dans la Seconde Guerre mondiale mit en péril les passerelles culturelles. Malgré le succès de la traduction du Pavillon d’or de Mishima (1960), tout est à reconstruire après guerre. Mais, rapidement, le Japon acquiert la reconnaissance internationale, et un retour d’affection française par l’excellence de son cinéma. Akira Kurosawa remporte successivement le Lion d’or à Venise et l’Oscar du meilleur film étranger avec Rashomon, en 1951 ; Mizoguchi, avec les Contes de la lune vague après la pluie (1953), obtient un Lion d’argent, et le Hara-kiri de Kobayashi reçoit le Prix du jury du Festival de Cannes en 1962. A partir des années 70, la flamme pour le Japon, jusqu’alors cantonnée aux élites françaises, embrase les masses.

Dans une même fascination, la France découvre simultanément le bouddhisme zen et les arts martiaux. Même si ces traditions reçoivent une inflexion un peu californienne (new age, comme on dit), elles n’en exercent pas moins une influence de fond, car elles permettent de compléter un paysage culturel japonais que la littérature classique, encore mal diffusée, ne permet pas de maîtriser. La curiosité se répand, les étudiants affluent. Jean-Jacques Origas (1937-2003) entame alors une réforme complète de l’Ecole nationale des langues orientales vivantes. En créant les « Langues O », ce professeur formé à l’ENS en langues anciennes et en allemand inaugure une nouvelle ère des études japonaises : plus approfondies, elles défont l’image exotique du Japon et prouvent que les difficultés de la langue japonaise ne sont pas insurmontables. Aujourd’hui, plusieurs générations d’anciens élèves diffusent l’influence de cet enseignement auprès du public : Philippe Pons, correspondant au Japon du quotidien le Monde, Claude Leblanc, rédacteur en chef adjoint du Courrier international, initiateur de sa version japonaise (Courrier Japon), contribuent, parmi d’autres, à faire fructifier cet héritage. Les blogs français consacrés au Japon sont également légion. Depuis juin 2010, ils sont complétés par Zoom Japon, journal gratuit créé « pour répondre à l’intérêt croissant des lecteurs francophones à l’égard du Japon ».

« Aujourd’hui, renchérit Daniel Struve, nos étudiants vont de plus en plus précocement au Japon. Le fait de se rendre sur place est une tendance générale. »
 Que vont aujourd’hui chercher les étudiants au Japon ? Comme les grandes heures du développement économique du pays sont derrière lui, le prestige d’une réussite industrielle n’y est plus pour grand-chose ; demeure pourtant une manière de vivre qui continue de fasciner les Français par affinités électives : les traditions raffinées de mode et de gastronomie, de part et d’autre, peuvent aisément dialoguer.

Pourtant, les nuances, si subtiles qu’elles soient, peuvent être lourdes de sens – et de malentendus. Jean-François Sabouret, directeur du Réseau Asie, soutient ainsi l’hypothèse du grand écart : « Ce qu’on aime, c’est la différence ! » L’attirance entre la France et le Japon serait, selon le sociologue, magnétisée par une opposition radicale. Les langues en seraient l’un des signes. « Par exemple, on ne peut pas écrire des haïkus en français, poursuit-il. C’est consubstantiel à la langue ! Ecoutez : “Dans un vieil étang/Une grenouille plonge/Le bruit de l’eau” [poème de Basho]. En japonais, chaque mot est un univers. Le français est fait pour les alexandrins… » Pourtant, ceux qui soutiennent la thèse d’une étrangeté radicale du Japon, telle qu’Amélie Nothomb la mettait encore en scène en 1999 dans Stupeur et tremblements (Albin Michel) sont aujourd’hui les moins nombreux. « Nous sommes deux cultures qui n’entendent pas céder à la mondialisation, remarque Jean-François Colosimo, directeur du Centre national du livre. C’est pour cela que nous pouvons partager nos traditions. Nous lisons le même monde ensemble. » Les écrivains du Japon sont aujourd’hui plus que jamais nos contemporains. Preuve par la série 1Q84, de Haruki Murakami, qui caracole en tête des ventes depuis septembre dernier, suivant de très près sa parution japonaise. Un indice ne trompe pas, en effet : le marché éditorial français suit en temps réel celui du Japon. L’éditeur Philippe Picquier s’en réjouit : « Nous pouvons nous intéresser à des écrivains avant même qu’ils soient reconnus comme majeurs dans leur pays. » Sa maison d’édition, fondée en 1986, a contribué avec quelques autres – Anne-Marie Métayer, Actes Sud ou Rivages – à affiner la sensibilité des lecteurs français. « Nous avons commencé par des anthologies, continué par des auteurs…, se souvient-il. Il fallait montrer qu’il n’y avait pas une, mais des littératures, en donnant des repères pour comprendre ces différences et permettre aux lecteurs de découvrir tantôt un polar, tantôt un essai, un livre d’art, un roman contemporain, un roman ancien… » Quinze ans après la première invitation du Japon au Salon du livre, en 1997, cette pédagogie à grande échelle voit ses efforts récompensés. « La littérature japonaise n’est plus celle d’un pays lointain, conclut Daniel Struve. Mais, ajoute-t-il, il est vrai aussi que les écrivains japonais les plus lus sont des représentants d’une world literature qui parle à tous les lecteurs du monde… »

En retour, la France occupe dans l’imaginaire japonais une place à part. Plusieurs générations d’intellectuels nippons ont trouvé en France les ferments de leur pensée et continuent d’y puiser leur inspiration. Kenzaburo Oe, consacré par un prix Nobel en 1994, est parfaitement francophone ; il revendique une profonde influence de Sartre et de Camus, mais aussi de Rabelais. Son cadet Toshiyuki Horie, lui-même traducteur d’ouvrages de Jacques Réda, d’Hervé Guibert ou de Michel Foucault, décrit dans son roman le plus célèbre, le Pavé de l’ours (2000), un voyage en Normandie. Si les auteurs français les plus contemporains sont en perte d’influence, la France demeure un cadre privilégié d’expérimentation littéraire : le jeune Keiichiro Hirano a ainsi remporté en 2009 le prix Akutagawa, équivalent japonais du Goncourt, pour son roman l’Eclipse, entièrement situé dans la France médiévale. Et cela vaut également pour d’autres formes d’expression : le manga Paris je t’aime a permis à Taku Nishimura de rencontrer le succès en racontant, sous le pseudonyme de Jean-Paul Nishi, ses années en France. Quant à la Rose de Versailles, ce manga à l’eau de rose écrit par Riyoko Ikeda dans les années 70, il continue, trente ans plus tard, de faire rêver les jouvencelles.

Cet intérêt prend parfois des formes étonnantes. « Au Japon, explique Evelyne Lesigne-Audoly, chargée de cours aux Langues O, beaucoup de gens, hommes et femmes actifs ou au foyer, ont un hobby qu’ils pratiquent très sérieusement. Ainsi voit-on des cercles de même type que dans les arts japonais traditionnels se former pour apprendre, par exemple, la chanson française – Brel, Barbara, Piaf, et même Polnareff – en buvant du vin avec beaucoup d’entrain ! » Chaque classe d’âge, chaque milieu culturel du Japon trouve ainsi en France le reflet de ses goûts : les jeunes femmes éduquées admirent Beauvoir et le féminisme, les bourgeoises se passionnent pour Madame Figaro ou Christian Dior… « Savez-vous qu’il existe une Société des amis de Ronsard au Japon ? » s’étonne Jean-François Colosimo.

Cet engouement réciproque a de beaux jours encore devant lui, car le premier contact des Français avec le Japon se produit de plus en plus tôt : depuis l’arrivée des premiers mangas en France, relayés par les dessins animés (d’Astro Boy aux Pokemon en passant par Goldorak et les films du studio Ghibli), on grandit rarement sans rêver un jour ou l’autre du Japon. De ce point de vue, le Salon du livre rend manifeste un attachement indéfectible : « La littérature japonaise, conclut Antoine Gallimard, porte une grande part de notre humanité. 

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